Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

Romans


Le souffle de l'ange

 

 

 

« Faire que les blessures deviennent, si l'espérance l'emporte sur la souffrance, les veines dans lesquelles ne cesse de battre le sang de la vie. » (Martin Gray)

 

 

Préface

J’ai rencontré  Vanessa pour la première fois au cours d’une exposition de peinture à laquelle je participais aussi.  Nous avons eu l’occasion de faire plus ample connaissance au cours d’autres expositions dans lesquelles nous nous croisions et poursuivi notre amitié sur les réseaux sociaux.  Vanessa est une jeune femme pleine de vie, joviale, chaleureuse et simple. Une belle personne.  Son époux est  un homme calme, gentil, réservé, peu disert,  mais en même temps plein d’humour.

Un jour,  j’ai lu sur facebook que mon amie renonçait à peindre parce qu’elle était enceinte et ne voulait pas prendre le risque de nuire à son futur bébé en utilisant des produits potentiellement nocifs.  Connaissant la passion de Vanessa pour la peinture, j’ai apprécié à sa juste valeur le sacrifice qu’elle s’imposait.  Mais cela ne m’a pas étonnée, car je savais combien Vanessa souhaitait un enfant. J’ai été désolée pour elle et son mari lorsque j’ai appris que cette grossesse n’avait pas abouti. 

À ma grande surprise, Vanessa m’a demandé de lui prêter ma plume pour raconter ce qu’elle avait vécu.  Je me suis sentie vraiment très honorée et très émue de la confiance qu’elle m’accordait.  En même temps, c’était un vrai défi, car comment recueillir et traduire ses propos sans la trahir ? 

J’ai essayé d’emprunter ses mocassins, de me glisser dans sa peau et ses émotions pour mettre son récit en musique.

J’espère ainsi avoir contribué au projet que Vanessa s’est fixé d’aider les parents désenfantés  dès avant la naissance non pas à accepter la perte de leur enfant, car c’est inacceptable, mais à lui  donner du sens pour rendre le deuil périnatal peut-être un peu plus supportable.

Elide Montesi

 

 

 

 

I

Le temps s’est comme arrêté… Je reste là, le téléphone toujours à l’oreille à me demander si  j’ai bien entendu et bien saisi ce que la voix d’Aurélie, notre gentille infirmière référente,  vient de m’annoncer. 

Est-ce possible ? Est-ce vrai ? Ne suis-je pas en train de rêver ?   Mon regard croise celui de Danny.  Il n’a pas entendu la conversation, mais je lis dans ses yeux qu’il a compris.  Lentement, il me dit d’une voix où la joie résonne :

  • Alors, ça y est ? On a réussi ? Tu es …

Je lève la main pour l’arrêter. Je ne veux pas qu’il prononce le mot que j’espère depuis pourtant tellement longtemps. 

  • Il vaut mieux attendre encore un peu pour en être sûr, ce n’est qu’un premier résultat. On doit attendre les prochaines prises de sang, lui dis-je.
  • Mais le premier résultat est positif ! Ça veut dire que ça a marché ! insiste-t-il.

Ses yeux étincellent, le bonheur illumine son visage.   En même temps, je sais qu’il partage cette crainte de voir une fois de plus notre espoir déçu.  N’est-il pas trop tôt pour entonner un Alleluia ?

  • On attend depuis tellement longtemps, deux ou trois jours de plus ne font pas la différence.

Mais je pense le contraire. Ces deux ou trois jours d’attente supplémentaires vont nous paraître les plus intolérables.  Toutefois, je crains la désillusion en criant trop tôt victoire.  Une amie qui n’a été enceinte qu’après un passage par le parcours de la combattante qu’est la procréation médicale assistée (PMA, une de ces multiples abréviations dont il m’a fallu apprendre la signification)  m’a dit que six implantations d’embryon ont été nécessaires pour elle  avant d’en voir se développer un.  Mon amie a dû attendre dix ans avant que la PMA aboutisse.

Le médecin nous avait prévenus  lui aussi qu’il faudrait peut-être, voire même sûrement, répéter l’opération.  Je préfère donc réserver notre cri de victoire.  Le taux d’HCG bêta (encore des initiales difficiles à articuler pour désigner une hormone au nom barbare, l’hormone chorionique gonadotrope) double tous les jours après la fécondation et la nidation. Cette hormone est fabriquée par l’embryon lui-même après la conception et puis par le placenta pour permettre à la grossesse   d’évoluer.   Cette première prise de sang dont le résultat faiblement positif nous réjouit déjà sera suivie d’une deuxième et puis d’une troisième et puis encore de deux autres.  Et les dosages évoluent dans le sens attendu.

  • Votre train est lancé sur les bons rails, me déclare Aurélie avec humour lors de la cinquième communication des résultats.

L’annonce de ma grossesse a été faite au cours d’une triste et froide journée d’hiver. Mais cette nouvelle  m’a propulsée  en plein dans un magnifique été.  Ciel bleu et grand soleil illuminent  mon cœur.  Cette fois, je peux enfin exulter, laisser exploser ma joie, chanter Alleluia et Magnificat. Les yeux de Danny étincellent de ce même bonheur qui m’envahit,  je lui saute au cou et on s’embrasse.  Des larmes de joie se mêlent sur nos joues. Tout se bouscule dans nos têtes. Nous avons du mal à réaliser ce qui nous arrive. Le vent de la chance a enfin tourné en notre faveur.

 Je pose les mains sur mon ventre, les mains de la maman que je suis enfin devenue. Je pense soudain que j’aurais tellement aimé partager cette bonne nouvelle avec ma mère. Mais elle n’est plus là.  Pourtant je sens sa présence, je sais qu’elle veille sur moi et je suis sûre que, là où elle est, elle sourit et se réjouit pour moi.  

Maman est morte depuis deux ans. Nous avions passé beaucoup de temps ensemble au cours des mois qui ont précédé son départ. Elle se savait condamnée et ensemble, nous parlions beaucoup de l’au-delà, de Dieu et de cet espoir d’une vie après la vie.   Ma mère me dit un jour qu’elle ne manquerait pas de me faire signe après son départ si, comme nous l’espérions, la vie ne s’arrêtait pas au seuil du tombeau :

  • Je t’enverrai un papillon ! Tu sauras ainsi que je suis toujours là.

Et elle avait  ajouté :  

  • Quand je serai partie, je demanderai à Dieu de t’envoyer un petit bébé.

 Quelques jours plus tard, elle s’envola vers le rivage d’où l’on ne revient pas.  Dans le salon funéraire où reposait son corps avant l’incinération, soudain, un joli papillon orange et noir entra dans la pièce et se posa sur le cercueil.   Depuis lors,  chaque fois que je pense à elle, curieusement un papillon apparaît.

Onze jours se sont passés depuis que l’on a implanté cette petite mûre de huit cellules dans mon ventre.   Je me souviens que, dans un couloir de l’hôpital, j’attendais mon tour pour rencontrer le spécialiste qui devait s’occuper de la fécondation in vitro. Afin de meubler un temps qui n’en finissait pas de s’écouler,  j’avais saisi un des magazines illustrés mis à disposition des patientes et l’ouvris au hasard.   Quelle ne fut pas ma surprise en voyant s’afficher une photo du pape François Ier sur l’épaule duquel était posé un papillon qui semblait lui murmurer quelque chose à l’oreille ! Un joli papillon orange et noir comme celui qui s’était posé sur le cercueil de ma mère. 

  • Regarde, dis-je à Danny, c’est un signe de maman. Je suis sûre que ça va marcher.

En apprenant que je suis enceinte dès le premier transfert d’embryon, je ne peux m’empêcher de penser que c’est grâce à l’intercession de ma mère. Avant de mourir, elle m’avait promis que j’aurais un bébé et le voilà enfin qui arrive au premier essai.

Nous pouvons enfin vivre notre rêve après avoir si longtemps vécu d’espoir.

 

 

 

II

 

Voilà dix-huit longues et interminables années que nous attendons ce moment.  Dix-huit ans de mariage, une éternité que tout ce temps pour arriver jusqu’à toi, petite crevette qui  grandit désormais en moi et exauce notre vœu le plus cher. Un vœu si difficile à mettre en œuvre.    

L’émotion enthousiaste  manifestée par Danny en apprenant ma grossesse me réjouit. Car lorsque nous nous sommes mariés voilà dix-huit ans, il avait déclaré assez catégoriquement ne pas vouloir d’enfant.  De bonnes raisons le motivaient.  Si déjà pour un couple amoureux, vivre d’amour et d’eau fraîche est un idéal qui  naufrage bien vite dans l’eau sombre des réalités quotidiennes, un couple désireux d’avoir un enfant se doit d’être encore plus pragmatique et réaliste. Une chaumière et un seul cœur, d’accord, mais il faut la chaumière et dans notre monde,  la plus petite d’entre elles a un coût.  Les arguments avancés par Danny étaient on ne peut plus valables. Il refusait de faire entrer un enfant dans notre vie tant que nous ne pourrions pas lui offrir des conditions de vie correctes. Nous nous aimions certes, mais au début de notre mariage nous vivions une situation plutôt précaire. Danny attendait d’avoir une certaine sécurité d’emploi avec un CDI, une maison dans laquelle on se sentirait chez nous. La raison et le bon sens s’exprimaient par la voix de mon mari et je ne pouvais que me rallier à son raisonnement.  Prenant exemple sur les oiseaux dont j’aime tellement écouter le chant dans les bois au printemps, j’acceptai l’idée d’attendre d’avoir construit notre nid avant d’y accueillir nos futurs oisillons.  Pendant toutes ces années de vie en tête à tête, je ne pouvais toutefois m’empêcher de jalouser un peu,  et j’avoue même souvent plus qu’un peu, celles qui ne s’embarrassaient pas d’autant de considérations préalables pour s’entourer d’enfants en dépit de toutes les difficultés qu’elles pouvaient vivre au quotidien et que subissaient forcément aussi leur progéniture.  Mettre Danny devant l’enfant accompli ?  Au nom de l’amour et du respect qui règnent dans notre couple,  l’idée ne m’est jamais venue de vouloir lui faire la surprise d’un enfant « dans le dos ».  Notre enfant nous le ferions ensemble, le jour où nous serions prêts tous les deux.

Mais peut-être avions-nous attendu trop longtemps ? Lorsque Danny accepta mon désir de fonder notre famille, nos tentatives spontanées se révélèrent infructueuses. Après quelques années, nous avons donc consulté un spécialiste.  J’ai subi alors mes premiers traitements contre l’infertilité.  Plusieurs mois sont passés, et comme sœur Anne je n’ai rien vu venir.  Le gynécologue décida de passer à la vitesse supérieure en proposant des inséminations artificielles.  Je me soumis à quatre reprises à  cette intervention.  Toujours en vain… 

Je me retrouvais parfois à jalouser à nouveau,  toutes ces femmes qui  arrivaient à être enceintes sans même l’avoir désiré,  « par accident » comme on dit populairement.   Comme je rêvais moi aussi de « tomber enceinte par accident » ! Sans devoir demander à une tierce personne d’intervenir dans le processus que mère Nature avait mis au point pour que l’humanité se reproduise.   Pour Danny et moi,  je commençais à comprendre que nous ne serions parents qu’au terme d’un long parcours.  Et c’est fou comme autour de moi, j’avais l’impression que toutes les femmes étaient enceintes. Toutes sauf moi …

Au cours de cette longue traversée du désert,  nous eûmes toutefois le bonheur d’entendre des rires et des cris d’enfant dans notre petite maison.  En effet, je fus amenée à prendre en charge les enfants de ma sœur qui vivait quelques difficultés personnelles. Toutefois, cela ne combla évidemment pas mon désir de grossesse. Certes, je ressens beaucoup d’amour pour ceux que j’appelle mes deux schtroumpfs, mais je garde toujours conscience qu’ils ne sont pas mes enfants.  Je ne veux absolument pas me substituer à leur mère.  Ces deux petits m’ont apporté et me donnent toujours énormément de bonheur. Grâce à eux, j’ai eu la confirmation que Danny avait toutes les qualités pour être un père merveilleux.  Mais ils me rendaient de plus en plus impatiente d’avoir un enfant à nous.  C’est pourquoi, sur les conseils de quelques amies, je décidai de consulter un autre gynécologue que celui auquel j’avais confié mon destin jusque là. 

  • Nous allons reprendre les choses depuis le début, déclara ce nouveau spécialiste après avoir pris connaissance de notre dossier.

En effet,  la première mise au point d’infertilité lui semblait avoir été bâclée.  Notre couple dut donc se soumettre à toute une nouvelle batterie d’examens médicaux qui confirmèrent que le problème venait finalement de Danny.

  • Nous allons devoir vous donner un coup de pouce, dit le gynécologue au terme de la mise au point. Il existe une meilleure solution que l’insémination artificielle

Pour nous,  la solution idéale serait une FIV (fécondation in vitro, c'est-à-dire en éprouvette de laboratoire) avec ICSI (injection directe d’un  spermatozoïde dans le cytoplasme d’un ovocyte mature, c'est-à-dire à l’intérieur d’un ovule mûr pour être fécondé).  

Avant de nous lancer dans une procédure qui s’avérait assez contraignante et dont le succès n’était pas vraiment garanti, nous prîmes un temps de réflexion. 

Peu de temps après les conclusions de la mise au point, ma mère tomba malade et je lui consacrai l’essentiel de mon temps.  C’était bien mon tour de la materner et je voulais passer un maximum d’instants privilégiés avec elle. Cela n’était pas conciliable avec la procédure de FIV.  Mais c’était sans regret de ma part, car les derniers moments de ma mère étaient trop précieux pour être négligés.  Elle méritait bien que je postpose notre projet pour elle.

 Quelque temps après son décès, je retournai chez le gynécologue pour un contrôle de routine.  Et c’est alors qu’il me reparla de la PMA.  L’horloge tournait, j’allais bientôt atteindre la quarantaine.  Il fut convaincant. Nous prîmes alors la décision de sauter le pas.

Me voilà donc embarquée dans un traitement de stimulation hormonale par injections destinées à produire de beaux ovules.   Je dois aller à plusieurs reprises à la maternité pour subir des échographies, indispensables pour suivre le développement des follicules, et des prises de sang pour adapter la dose à m’injecter. Lorsque ces ovules sont enfin arrivés à maturité, je me rends à la maternité  pour qu’on les prélève. Le précieux prélèvement est  alors transmis au biologiste.  Celui-ci en s’aidant d’un microscope injecte à l’aide d’une pipette dans chaque ovule reçu un spermatozoïde prélevé dans le sperme fourni par mon mari.   La préparation est ensuite placée dans un incubateur à 37° pour que les premières cellules de l’embryon s’y développent. Expliqué comme cela, faire un enfant ressemble à une recette de cuisine, simple, mais minutieuse.  Deux à trois jours plus tard, je dois retourner à l’hôpital pour qu’on implante un ou des embryons dans mon utérus.  Un peu comme quand on repique en pleine terre la petite plante qui a germé de la graine qu’on a d’abord semée en pot.   Avant ce repiquage, une échographie par voie vaginale permet d’assurer que l’embryon sera placé correctement à l’endroit le plus favorable. Et ensuite, il ne reste plus qu’à attendre la nidation que l’on contrôle par dosages répétés d’HCG et encore des échographies.   Mon utérus et mes ovaires en auront subi des shootings !

La FIV est un véritable parcours d’endurance au cours duquel la vie quotidienne est soumise aux impératifs du traitement et des multiples consultations pour les incontournables et indispensables examens. Ce traitement compliqué nécessite une stricte observance des directives médicales. On doit respecter les doses et les moments d’administration des médicaments,  honorer tous les rendez-vous.  Nous devions rester joignables à tout moment par l’équipe de DM (daily monitoring).  En corollaire, nos pouvions nous aussi contacter l’équipe lorsque nous avions des questions à poser ou s’il survenait un problème.   Il nous est arrivé de devoir courir en catastrophe à la pharmacie de l’hôpital pour aller chercher la dose de médicaments qui nous manquait.   Le moindre retard, la plus petite erreur pouvaient tout faire rater et nous renvoyer à la case départ.

Cette expérience médicale est assez intrusive.  Elle donne l’impression de réduire la femme à son utérus et ses ovaires, tandis que l’homme n’est plus qu’un réservoir à spermatozoïdes qu’il doit produire sur commande dans des conditions qui sont tout, sauf propices à la jouissance. L’intimité du couple est mise à mal. Tout cela pour une belle cause certes, mais pour un résultat incertain.

À chaque rencontre avec le médecin, nous quittions le cabinet de consultation la tête farcie d’informations difficiles à retenir et parfois même à comprendre.  Le langage médical est souvent obscur pour le commun des mortels, surtout lorsqu’il est exprimé en abréviations dont nous n’osions pas toujours demander la traduction.  De retour à la maison, je me branchais sur Internet pour décoder ces sigles et voir à quoi ils correspondaient. FIV, PMA, HCG, GEU (que je prononçai  Gueu la première fois que je le lus), ICSI, TEC (non, rien à voir avec le fait de nous rendre à l’hôpital en bus), IMG…  Je reconnais que tous les intervenants ont toujours été très gentils et chaleureux avec nous. Dommage qu’ils n’avaient pas les moyens de nous accorder plus de temps pour tout nous expliquer en détail. Mais la demande est telle que cette exigence n’est pas vraiment réalisable. Les médecins nous donnent le temps qu’ils peuvent nous offrir en tenant compte que nous ne sommes pas leurs seuls et uniques patients.

 

 

 

 

 

III

Merveille, nos efforts ont donc été payants.  La chance nous a enfin souri, me voilà enceinte dès le premier essai.  Deux embryons ont été implantés dans mon ventre et un des deux a « pris » directement. Tu es là !  

Nous nageons en plein bonheur. Et lorsque je suis heureuse, je tiens à le faire savoir. Je préviens le ban et l’arrière-ban de la famille, les amis proches et puis les amis des amis. J’ai envie de le crier au monde entier.  Je ne résiste pas et affiche la nouvelle sur ma page Facebook en publiant la plus belle photo de notre couple pour annoncer que l’automne verra la naissance de notre bébé.  Sur les réseaux sociaux,  la bonne nouvelle se répand vite.  Toutes nos connaissances se réjouissent pour nous, les messages de félicitations pleuvent.  Ma sœur, la future marraine, a une attention charmante en m’offrant un collier Bola de grossesse qui scintille et tinte agréablement chaque fois que je remue. « Règle la longueur pour que la boule repose sur ton ventre afin que mon petit sushi l’entende », me dit-elle affectueusement.  

Mes neveux, « mes schtroumpfs » comme j’aime à les surnommer, attendent avec impatience leur futur cousin ou cousine. Je n’ai plus très souvent l’occasion de voir  Noah, l’aîné, qui vit désormais à La Rochelle chez son père.  Nous nous contactons par Skype.

  • Allez, tatie Vava, montre-moi ton ventre, me demande-t-il à chaque fois. Je veux voir si mon cousin pousse bien.
  • Tu sais, quand il sera là, tu pourras lui donner mes jouets, ajoute avec générosité ce garçonnet de dix ans. Et quand il sera grand, je viendrai le voir et nous jouerons à Stars wars avec tonton Danny et lui.

Du côté de sa petite sœur, Naëlle, résonne un accord d’abord dissonant. Passant presque autant de temps avec moi qu’avec sa maman, elle me voue un amour exclusif et jaloux.   L’annonce de ma grossesse n’est acceptée qu’avec réticence par cette fillette au caractère bien trempé. 

  • Promets-moi que ce sera un garçon, exige-t-elle d’un ton autoritaire avec une petite moue boudeuse et les sourcils froncés. Si c’est une fille, je ne la veux pas, on la donne ! Je ne veux pas que tu aies une autre fille.
  • Mais … tu n’es pas ma fille, tu es ma nièce, ma seule nièce. Je t’aime beaucoup et je t’aimerai toujours autant quand le bébé sera là
  • Je serai toujours ta seule nièce alors. Je ne veux pas de fille, insiste-t-elle.

Devant son regard buté, mais qui ne me la rend pas moins craquante, il me vient soudain une idée :

  • Tu sais, fille ou garçon, tu seras leur petite marraine,  j’ai besoin de toi pour apprendre à m’occuper d’eux. Toi, tu vois ta maman qui s’occupe de ses bébés, tu pourras m’expliquer comment on fait, parce que moi je n’en ai jamais eu.

Voilà un argument qui fait mouche. Prenant son rôle d’éducatrice très au sérieux,  du haut de ses sept ans,  Naëlle  alors s’empresse de me donner des cours de puériculture.  À chacune de nos rencontres, elle m’explique comment changer une couche, donner un biberon et tapoter le dos du bébé pour qu’il fasse son « rot ».  Et pour que la leçon entre, elle n’hésite pas à me faire des démonstrations avec ses poupées.   Un jour, dans un gant de toilette elle découpe un cercle sur lequel elle écrit : pour mon bébé que j’aime  et sur une éponge à vaisselle neuve, elle dessine une bouche, des yeux et un nez. 

  • C’est un doudou et un bonnet pour notre bébé, me dit-elle.

Ouf, je suis soulagée ! Te voilà accepté et je suis ravie de constater, grâce à toi,  ce regain de complicité avec ma nièce adorée.

Sur les conseils d’un ami artiste, pour mieux te préserver, je décide même d’arrêter de peindre, ma passion pourtant, afin de ne pas manipuler de produits qui pourraient te nuire.  Rien ne sera trop bon ni trop beau pour toi et je suis prête à tous les sacrifices. Je tiens à te protéger dès les tout premiers instants.

Évidemment, nous nous posons mille et une questions. Celles que tous les futurs parents se posent. Pourquoi futurs d’ailleurs ? Nous sommes déjà tes parents, soucieux de ton avenir. Seras-tu fille ou garçon ? À qui de nous deux ressembleras-tu ? De quelle couleur seront tes yeux, tes cheveux ?  De quelle couleur va-t-on peindre ta chambre ?  La maison sera-t-elle assez grande pour accueillir le berceau, le parc, la table à langer, la poussette ?  Mon Dieu, que de choses à prévoir pour accueillir un bébé.  Nous avons déjà choisi ton parrain, le meilleur ami de Danny et la marraine, ma sœur.

Je te vois déjà en train de courir autour de nous dans les bois et redécouvrir par tes yeux tous les endroits où nous aimons nous promener.  Je souris en pensant aux colliers de pâtes et aux dessins que tu nous offriras. Ton premier sourire, tes premiers pas, ton premier mot, ton premier jour d’école (une fameuse responsabilité que de la choisir et je réfléchis déjà à celle qui pourra être la meilleure pour toi) et puis tes premiers flirts, ton premier amour (je ressens une petite pointe de jalousie), un enfant a tellement de « premières fois »  qui sont autant de premières joies à offrir.  

Oui, nous voyons loin, très loin. Trop loin ?  Parfois le doute m’envahit. Serais-je une maman à la hauteur ?   Mais je ne suis pas seule, Danny est là, qui se pose d’ailleurs la même question à propos de son rôle de père. Mais ensemble, tout ira bien. Parfois aussi,  j’entends tout au fond de moi une petite voix qui me dit : « Ne fais pas autant de projets ; qui te dit que tu arriveras jusqu’au terme ? »  Mais je me refuse à écouter la voix de la peur, de l’angoisse. « Tais-toi, tout ira bien, j’y crois, nous y croyons tous les deux ».  

Nous vivons des instants magiques.  Un mois s’est écoulé depuis ton arrivée dans nos vies.  Un grand moment nous attend : celui de la première échographie. Elle ne nous montre qu’un minuscule grain de riz dans un petit sac embryonnaire.  Mais deux semaines plus tard, notre grain de riz a atteint la taille d’un petit pois dont le centre clignote de manière régulière. 

  • C’est son petit cœur qui bat, nous dit la gynécologue en devançant notre question tout en branchant le haut-parleur à travers lequel résonne le bruit d’un cheval au galop.

Galope, galope, mon petit cœur, nous sommes tellement pressés de te rencontrer.  Entendre ce cœur qui bat refoule toute angoisse et toute inquiétude.

Dix semaines déjà que tu vis en moi.  Le miroir devant lequel je me contemple de profil me renvoie l’image d’un ventre qui commence à s’arrondir. Parfois, j’ai l’impression qu’y pétillent des bulles de champagne. Tes premiers mouvements ? La perle du Bola roule sur mon petit bedon déjà rond.  Entends-tu la clochette ? Je te caresse à travers mon ventre. Premiers câlins. Je te parle en t’adressant des mots tendres, des mots doux que j’invente exprès pour toi. Je photographie sous tous les angles ce ventre dans lequel tu grandis.  Je ne veux pas perdre une miette de ces instants uniques que je vis avec toi. 

Ton papa n’est pas en reste. Instant magique, lorsqu’il soulève mon t-shirt pour te parler et t’embrasser à travers mon nombril.  Il garde les mains posées sur mon ventre.  Je le vois soudain sursauter et puis son visage se fendre d’un énorme sourire qui va d’une oreille à l’autre.

  • Ouh là ! Tu as senti ? me demande-t-il.
  • Non, mais, qu’est-ce que tu crois ?

S’imagine-t-il donc que je n’ai pas perçu le premier vrai mouvement perceptible de ton corps dans le mien ?  Instant inoubliable ! Souvenir à jamais gravé dans mon cœur.

Douze semaines.  Nouvelle échographie. Tu as encore changé. Le gros scampi que nous avions admiré la fois précédente a pris  désormais l’aspect d’un vrai bébé : une tête, un corps, des bras, des jambes.  Et toujours ce petit cœur qui bat, qui bat.

  • Il est parfait, nous dit la gynécologue.
  • Oh, je crois bien que c’est un petit garçon, j’ai vu son pénis, s’exclame Danny avec un enthousiasme non dissimulé.
  • C’est beaucoup trop tôt pour le voir, déclare d’un ton docte la gynécologue sûre de son fait.

Mais mon cœur me dit que Danny a raison.  Nous aurons un petit garçon comme je l’ai toujours désiré !

 

 

 

IV

Quatorze semaines se sont écoulées.  Je suis une fois de plus installée sur la table d’examen pour une énième échographie de contrôle.

Pourquoi  la gynécologue ne te trouve-t-elle pas tout de suite lorsqu’elle pose la sonde sur mon ventre ?  Pourquoi ses sourcils se froncent-ils  et  son regard devient-il soucieux ? Pourquoi ne sourit-elle plus ? Pourquoi reste-t-elle silencieuse ?

 En luttant contre l’angoisse que son attitude a éveillée en moi, je fixe l’écran placé sur le mur qui me fait face.  Tu apparais soudain, mais le petit corps que nous avions admiré la dernière fois est recroquevillé sur lui-même dans la poche où l’on ne voit presque plus les « citernes » noires dans lesquelles tu flottes, signe que le liquide amniotique a disparu.  La gynécologue m’interroge.  « Mais oui, je vais bien, mais non, il ne s’est rien passé de spécial, autrement, je vous aurais téléphoné ». « Non, je n’ai pas senti que je perdais du liquide, autrement, je serais accourue vous consulter ». À part ce saignement qui persiste depuis plusieurs semaines lorsque j’avais éliminé le deuxième embryon que l’on m’avait implanté  et qui n’avait donné qu’un œuf blanc. Ce jour-là, Danny m’avait emmenée aux urgences de l’hôpital voisin. L’échographie réalisée alors avait montré que tu allais toujours bien. On nous avait rassurés.  Et lorsque Danny rappela qu’on avait implanté deux embryons, on m’a dit que j’avais éliminé un sac gémellaire vide. C’est vrai que depuis ce moment-là, j’ai continué à observer des petites pertes de sang.   Mais on m’a répété que je ne devais pas m’inquiéter,  que tout se passait bien pour toi.  Et il est vrai que jusqu’à présent, mon bébé évoluait bien en dépit de ces pertes sanguines.

  • C’est si grave que cela ? demande Danny.

Calmement, la gynécologue nous explique alors que la diminution du volume du liquide amniotique (un oligoamnios) à ce stade de la grossesse empêchera  le développement  des poumons du bébé.  Ce liquide est en effet nécessaire pour la maturation de ceux-ci. On risque aussi des anomalies de l’appareil locomoteur, car le bébé n’a plus d’espace suffisant pour remuer.  Mais sans les poumons, le bébé ne survivra pas à l’accouchement, pour autant qu’il arrive jusque là.

Le temps s’arrête. Tout allait bien et voilà qu’on nous annonce que ta vie est menacée.  Ce n’est pas possible ! Ça ne peut pas être vrai !  Je refuse de le croire.  J’entends au fond de moi une petite voix qui me dit : « J’avais raison, il ne fallait pas t’attacher à cet enfant avant d’être sûre d’arriver à terme. »  Mais je ne veux pas que cette voix ait le dernier mot.

  • Mais vous pourriez donner un médicament pour que le liquide revienne ? Ne pouvez-vous donc sauver le bébé ? demandons-nous effondrés.
  • Il y a peu d’espoir que vous puissiez mener cette grossesse à son terme. Il vaut mieux l’interrompre, déclare la gynécologue.
  • Mais ne m’est-il pas possible quand même d’aller jusqu’à mon terme ?

Je veux gagner du temps, gagner des jours avec toi pour en avoir moins à passer sans toi.  Et puis chaque jour  gagné ne peut-il être un gage de vie pour le bébé ?

  • Si le liquide amniotique ne se reforme pas et que vous allez jusqu’au terme de votre grossesse, votre bébé mourra dans vos bras tout de suite après la naissance. Sans poumons, il étouffera comme un poisson qu’on sort de l’eau.  Voulez-vous vraiment cela pour votre enfant ? demande la gynécologue.

Ces propos durs contrastent avec la douceur de son regard derrière les lunettes qui lui donnent l’air sévère d’une institutrice.  J’ai comme l’impression d’ailleurs qu’elle est au bord des larmes.  Elle a sûrement dû se faire violence pour me parler comme elle l’a fait.   Existe-t-il une bonne manière de dire à de futurs parents qu’ils doivent mettre fin à l’existence de leur enfant ?

La gynécologue continue à parler à Danny, à expliquer les modalités de l’IMG, interruption médicale de grossesse. Je n’entends plus rien.  Je suis envahie par l’image de mon bébé en train de suffoquer et bleuir dans mes bras, les yeux écarquillés comme ceux d’un poisson hors de l’eau.  J’ai l’impression qu’une grosse boule de feu, d’angoisse, de chagrin, de colère est aussi en train de m’étouffer.  Pourquoi ? Mais pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Que n’ai-je pas fait ?

  • Ce n’est pas de votre faute, ça arrive parfois malheureusement, me dit la gynécologue comme si elle devinait les pensées qui m’agitent. N’ayez pas peur de pleurer, ajoute-t-elle, vous avez le droit de craquer.

Mais je retiens  les larmes qui m’étouffent.  Autant j’ai hâte de partager mes joies avec tous, autant  je me replie sur ma douleur. Déjà petite fille, je ne pleurais pas devant les autres. On ne m’a pas élevée comme ça.  J’attendrai d’être seule chez moi et que Danny soit à son travail pour exprimer mon chagrin en chantant à tue-tête les chansons qui traduiront mes émotions. En attendant, cette boule de feu continue à me ronger et m’étouffer.   Et puis je veux garder espoir, on ne sait jamais,  le liquide amniotique pourrait revenir !  Les médecins se trompent parfois et là j’ai envie qu’elle se trompe !  

Pendant le trajet de retour, l’attitude de Danny me surprend :  

  • Inutile de te fatiguer à préparer le repas ce soir, nous irons au restaurant, me dit-il tout en fixant la route.

Au restaurant ? Le chagrin le rend-il fou ?  On vient de nous annoncer qu’il faudra peut-être interrompre la vie de notre enfant et Danny veut aller au restaurant ? Moi, si je vais au restaurant, c’est pour faire la fête.  Que veut-il fêter ? Notre rêve qui a viré au cauchemar ?  Toutefois, je garde le silence. Après tout, il veut juste m’aider.  Je ne dois pas oublier qu’il est lui aussi sous le choc et qu’il éprouve le besoin de distraire si possible le cours de ses pensées d’une réalité devenue tout à coup trop hostile.   Nous allons donc au restaurant prendre un repas dont chaque bouchée a un goût d’amertume et de tristesse.   La plus triste et plus lugubre sortie  de toute notre vie de couple. Nous ne nous éternisons pas. De retour à la maison, une fois couchée, je me love dans les bras de Danny qui pose des mains tendres et protectrices sur mon ventre qui ne remplit plus son rôle de nid nourricier pour notre oisillon.   Pourtant, j’espère que la situation rentrera dans l’ordre.  Je prie pour qu’un miracle arrive qui sauve cette grossesse déjà miraculeuse.   Ne pouvons-nous avoir droit à un deuxième miracle ? Ce n’est pas pour nous, c’est pour notre enfant.  

Seize semaines.  Aucun miracle n’a eu lieu. La situation n’a pas évolué dans un sens favorable. Notre enfant est condamné. Nous voilà, Danny et moi, devant un document intitulé : « Consentement d’arrêt volontaire de grossesse pour raison médicale ».  Notre cœur saigne lorsque nous apposons nos signatures sur le pire contrat de notre existence, celui qui va mettre fin à ta vie et à l’avenir que nous avions imaginé pour toi. Nous signons pour que tu ne meures pas de manière douloureuse. La douleur et la souffrance ne seront que pour nous, tu es bien trop petit pour souffrir.   Une date est fixée pour te laisser t’envoler.  Désormais les jours qu’il nous reste sont comptés, mais je veux profiter de chaque sensation, de chaque instant avant notre séparation toute proche.  

 

 

V

Je n’ai plus d’espoir, mais il me reste la foi. Celle qui me pousse à croire que la mort n’est pas une séparation définitive, que nous nous retrouverons dans une autre vie où je te rejoindrai.  C’est alors que mes croyances me font désirer te faire baptiser.   Selon le droit canon de l’Église catholique, les fœtus mort-nés ne peuvent être baptisés justement parce qu’ils sont morts. Mais l’aumônier de l’hôpital me dit que rien ne s’oppose à ce qu’on baptise un enfant à naître.  Contrairement à ce que je crains, le prêtre se montre très bon et très compréhensif et ne trouve pas que ma demande est absurde.  Après m’avoir invitée à le suivre à la chapelle, il y accomplit le rituel du baptême sur mon ventre en demandant à Dieu de t’accueillir auprès de lui. 

  • Je ne peux cependant inscrire votre enfant dans le registre de baptême de l’Église, précise-t-il. Mais cela se passe entre Dieu et vous. Dieu n’a pas besoin de registres. Ses enfants sont inscrits dans son amour.

La générosité manifestée par ce prêtre à l’égard de ma souffrance me va droit au coeur. J’en ressens un réel réconfort.

Au cours des jours suivants, je multiplie les gestes insolites, qui pourraient sembler ridicules. 

  • Que vas-tu faire avec ça ? me demande Danny intrigué en me voyant déballer un échantillon d’un doux tissu couleur vert pastel.
  • C’est pour que tu fabriques un nid d’ange.
  • Un nid d’ange ?
  • Oui, pour notre bébé, je veux l’habiller, je refuse de le laisser partir tout nu. Et il sera trop petit pour l’habiller avec un des vêtements que j’ai déjà achetés.

Danny ne me contrarie pas, il te prépare une douce et mignonne petite enveloppe verte dans laquelle tu pourras reposer.

Dans une boîte, je rassemble tout ce qui me fait penser à toi : le test de grossesse,  les clichés des différentes échographies, une petite grenouillère que j’avais déjà achetée en prévision de ta naissance. J’y dépose aussi une plume blanche ramassée sur la route.  La plume d’un ange ? J’y vois un signe que maman m’envoie pour me dire qu’elle veillera sur toi lorsque tu la rejoindras.  

Je me surprends à subtiliser à l’hôpital la ceinture du dernier monitoring que j’ai passé et j’ai même enregistré dans mon GSM  les derniers battements de ton cœur. 

La date de l’IMG est fixée le 14 mai, le lendemain de la fête des Mères.  Je vois le choix de cette date de manière positive. En dépit de la situation dramatique, passer la fête des Mères en te sachant toujours dans mon ventre sera un moment de  bonheur.  Mais cette dernière joie ne me sera pas accordée. Nous boirons ce calice amer jusqu’à la lie. 

Cinq jours avant la date fixée,  des contractions me vrillent le ventre et je sens que j’ai expulsé quelque chose. 

  • On dirait une jambe, me dit Danny.

En fait, une fois arrivés à l’hôpital nous apprenons qu’il s’agit du cordon ombilical. Il n’y aura pas d’IMG. Je suis en train d’accoucher prématurément.   Le col n’est pas suffisamment dilaté. On me donne des ocytociques pour faciliter les contractions et la dilatation du col. J’apprécie le geste de m’installer dans un endroit de la maternité à l’écart des mères en train d’accoucher de leur bébé bien vivant.  Le lendemain dans l’après-midi après 14 heures de travail (rien ne me sera épargné), je tiens pour la première et la dernière fois dans mes bras ton petit corps sans vie, couvert d’une peau tellement fine, d’une transparence écarlate. Tu es minuscule : 14 cm et 165 g.  Mais tu es complet. Je contemple avec émotion ta petite main pas plus grande que le bout de mon index, mais qui compte tous ses doigts. Tu es parfait, tu as tout ce qu’il faut, comme le bouton d’une rose contient déjà tous ses pétales avant d’éclore.  Danny écarte doucement tes jambes.  Il avait bien deviné, tu es le petit garçon dont je rêvais.  Nous prenons des photos et une infirmière effectue quelques clichés de notre éphémère petite famille.  On pleure, on t’embrasse, tu passes de mes bras à ceux de ton père pour que chacun de nous puisse te serrer contre lui.  Je te dépose sur la peau nue de ma poitrine, comme on le fait avec un bébé né à terme.  Mais ta peau ne se réchauffe pas au contact de la mienne.  Par contre, je garde toujours une sensation de froid à l’endroit exact où je t’ai posé.  

Une infirmière entre dans la chambre.  Notre moment en famille est terminé. Elle est venue prendre ton corps pour l’emmener subir l’autopsie. J’ai mal en pensant qu’on va te charcuter.  Mais il faudra que tu passes par là, c’est pourtant important pour comprendre ce qui s’est passé. Avant de quitter la chambre en t’emportant, l’infirmière nous demande en nous regardant avec tendresse et émotion :

  • Comment voulez-vous l’appeler ce petit bout de chou ?

Voilà une belle manifestation de générosité et d’empathie qui nous va droit au cœur !  Sa question montre qu’elle sait ce que tu représentes pour nous. Combien de situations semblables à la nôtre n’a-t-elle pas rencontrées ?  Combien de fois a-t-elle posé la question à des parents dépossédés de leur enfant ? Un prénom, c’est important, c’est la preuve que tu as existé. C’est la possibilité de parler de toi. En principe, la question du prénom était réglée depuis longtemps. Grégory était celui prévu pour un petit garçon.  Mais soudain, je n’ai pas envie de t’appeler ainsi. Je veux me donner la chance d’avoir un jour un petit Gregory bien vivant dans mes bras.  Et je ne saurais donner le prénom d’un enfant mort à un enfant vivant.  Je décide dès lors que tu t’appelleras Sofian, un autre prénom qui me plaît.

Maintenant, il nous faut décider de ce qu’on va faire de ton corps. Tâche pénible s’il en est.  Tu es né trop tôt pour que ton existence soit légalement reconnue.   Aux yeux de la loi, tu n’existes pas. On ne rédigera pour toi ni acte de naissance ni acte de décès, tu n’apparaîtras dans aucun registre d’état civil. D’ailleurs officiellement, tu n’as pas droit à avoir une identité.  Danny  se sent blessé de ne pas pouvoir te reconnaître et te donner son nom.  Parce que tu es né avant d’être viable, tout se passe comme si tu n’avais jamais vécu.  Tu ne seras qu’une note dans mon dossier médical. On ne peut pas t’offrir une sépulture normale. Aux termes stricts de la loi, il est juste prévu une incinération avec les déchets organiques auxquels on assimile les fœtus nés avant l’âge de viabilité de 22 semaines.   

La colère l’emporte sur la tristesse. Non, tu n’es pas un déchet organique ! Tu t’appelles Sofian et tu as existé ! Tu feras toujours partie de notre vie. Je refuse que ton histoire, notre histoire, aussi courte qu’elle a été, soit balayée, effacée des mémoires. Je me suis battue pour t’avoir, je t’ai vu grandir dans mon sein, j’ai entendu battre ton cœur,  je t’ai porté et senti bouger en moi, et j’ai enfin accouché de toi. J’ai touché ta peau, contemplé ton petit visage aux yeux encore fermés, mais qui préfigurait le joli visage d’un bébé, tu avais deux bras, deux mains avec dix petits doigts, deux jambes et même un sexe déjà formé. Le petit corps froid que j’ai tenu dans mes bras était bien celui d’un petit être humain et pas une tumeur  ou un organe malade.  Un prêtre a accepté de te baptiser dans mon ventre et une infirmière nous a demandé ton prénom. Ils ont compris eux que tu n’es pas un déchet organique, mais un enfant qui mérite le respect.

Heureusement, je ne suis pas la seule à penser de cette manière.  Sur les hauteurs de Namur, dans le cimetière de la localité de Belgrade, l’hôpital où j’ai accouché offre une tombe commune pour déposer le corps de ces bébés morts avant de naître, un caveau des anges.  Disposition qui permet à tous les parents qui ont perdu un enfant trop tôt de donner une sépulture digne à ce dernier et d’avoir un endroit où se recueillir.  Nous acceptons l’offre généreuse qui nous est faite de t’enterrer là-bas.  Dans l’émotion du moment, nous ne voyons pas d’alternative.

Ton corps nous est rendu après l’autopsie.  Mon cœur se brise en te revoyant avec ces coutures grossières comme une chaussette qui aurait été mal raccommodée. Nous embrassons une dernière fois ton corps manipulé, martyrisé avant de le placer dans le petit nid d’ange dans lequel  je glisse aussi un chapelet offert par ta marraine.  Je te dépose dans la petite boîte que l’on nous a donnée et à tes côtés, pour que tu n’y reposes pas seul, un petit ours en peluche habillé d’un t-shirt portant imprimée la photo de ta mamie.  Tu quittes mes bras, mais je sais que c’est pour rejoindre ceux de ma mère qui là-haut t’attend.

Le lendemain, ton papa et moi avons rendez-vous au cimetière où tu arrives dans un corbillard. Deux hommes portent respectueusement ton minuscule cercueil jusqu’à la sépulture.  Tu vas reposer dans un caveau dont le panneau est décoré d’une jolie peinture représentant un ange dormant sur un nuage au milieu d’un beau ciel bleu.  Ce tombeau des anges est entouré de nombreux bouquets de fleurs et supporte des petites plaques où l’on peut lire le prénom de la centaine d’enfants dont la vie s’est arrêtée avant d’avoir franchi le seuil de la naissance.  Au-dessus du cimetière, le ciel est du même bleu que le couvercle de la tombe.  

À cette petite cérémonie, je n’ai pas invité la famille.  Je n’ai accepté que la présence de ma sœur.  Ma nièce l’accompagne.   Mise au courant de la mort de Sofian par sa mère, car je n’ai pas eu le courage de lui en parler moi-même,  la fillette affiche un visage fermé.   Mais soudain dans le silence, sa petite voix s’élève :

  • Qu’est-ce qu’il y a dans la boîte ? demande-t-elle lorsqu’elle me voit tendre les bras à l’employé des pompes funèbres pour prendre le minuscule cercueil.

On nous a en effet proposé de le déposer nous-mêmes dans le caveau. 

  • C’est Sofian qui est dans cette boîte, ma chérie, m’entends-je dire.

En prononçant ces mots, je réalise soudain toute l’horreur de la situation, comme une prise de conscience définitive que la mort de Sofian est bien réelle.  Je vacille en poussant un cri de douleur.  Calmement, Danny me prend « cette boîte » des mains. Il  dépose lui-même son fils dans sa dernière demeure.

Nous restons là à nous recueillir devant cette tombe pas comme les autres. Le réconfort de t’offrir des obsèques n’empêche pas Danny et moi d’avoir le cœur en lambeaux de te laisser là.  Avec ton corps, sous l’ange endormi, nous enterrons tous les rêves que nous avions faits pour toi.  Tu t’appelles Sofian et tu vivras à tout jamais en nous.  

Nous apprendrons plus tard que si nous avions eu une concession à nous dans un cimetière, nous aurions pu t’y enterrer.  Mais même si nous nous offrons ce caveau, l’officier d’état civil qui nous reçoit nous dit qu’il n’est plus possible de t’exhumer, car il y a trop de petits cercueils à sortir du caveau des anges pour retrouver le tien.  Tu resteras donc là. Je ne pourrai pas me rendre sur ta tombe aussi souvent que je le désire.  Mais tu sais que je t’aime et penserai toujours à toi Sofian.

 

 

 

VI

Nous devons apprendre désormais à vivre sans toi, à faire ton deuil et celui des projets que nous avions pour toi. Saurons-nous jamais nous remettre de ton départ ? Tout semble s’être écroulé autour de nous. Nous sommes comme deux rescapés dans les ruines d’une maison dévastée par un séisme d’une magnitude insoupçonnée. Notre fils est mort un jour de printemps. Tous les arbres sont en fleurs, mais dans nos cœurs c’est l’hiver, sombre et glacial comme la mort.  

Comment accepter que l’enfant que nous rêvions de bercer dans son petit lit repose désormais dans un caveau au milieu d’autres bébés partis trop tôt comme lui ?  Nous ne pouvons que remercier l’initiative généreuse de l’hôpital d’offrir la possibilité d’une inhumation pour notre enfant en dépit de son absence de statut légal. Mais cela nous fait mal de le savoir sous cette pierre qui pour être joliment décorée n’en est pas moins tristement anonyme.  Une fosse commune en quelque sorte, comme celle des indigents sans ressources et sans famille.  Une tombe qui appartient à tout le monde et à personne.  Les fleurs que j’y dépose n’y restent pas très longtemps, car nous sommes nombreuses à fleurir ce caveau et il faut bien faire de la place.  Les responsables du cimetière ont dû cadenasser la pierre depuis que des individus sans aucun respect se sont permis d’ouvrir le caveau et de s’y introduire !  Un espace où me manque l’intimité nécessaire pour que puissent s’écouler les larmes qui m’étouffent.   Pour faire mon deuil, j’ai besoin que l’endroit où tu reposes porte ta marque.  J’aurais tellement voulu que tu puisses avoir une sépulture rien qu’à toi, avec ton nom gravé sur la pierre.

Un jour, je me rends dans une entreprise funéraire dont le directeur, Frédéric, est un ami.  Je lui commande une plaque en marbre en forme de cœur sur laquelle je fais graver : « A notre fils Sofian, 10 mai 2018 »

  • Ton fils ? s’étonne Frédéric, j’ignorais que …
  • Sofian est mort in utero, lui dis-je.

Après avoir écouté avec attention mes explications, Frédéric me présente alors tout simplement ses condoléances sans poser de questions, sans réflexions déplacées ou maladroites.  Il remplit le bon de commande.

  • Courage, me dit-il gentiment en me serrant la main chaleureusement.

Ce mot et cette poignée de main amicale sont réconfortants, reconnaissance de notre souffrance et de notre deuil.

Après la livraison de la petite plaque, je l’installe dans une jardinière garnie de fleurs artificielles. Celles-là ne faneront pas et le personnel du cimetière les laissera en place à côté du caveau. Mon petit montage va rejoindre les autres décorations déposées là par les autres mamanges. On a trouvé ce nom pour désigner celles qui comme moi ont été désenfantées avant la naissance de leur bébé.   Ainsi je sais que d’où tu es tu vois que tu représentes toujours beaucoup pour nous deux.  Et lorsque je me rends au cimetière, je pose un baiser sur cette petite plaque et je la serre un instant contre moi, comme je le ferais si je te tenais dans mes bras.

Après ta mort, je ne peux m’empêcher de penser  que le personnel médical, le prêtre, l’entrepreneur des pompes funèbres ont fait preuve de beaucoup plus d’empathie à notre égard que la plupart de nos amis et connaissances.

Nous avions annoncé ton arrivée avec grand fracas. Nous avions croulé sous les félicitations. « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris », écrivait Victor Hugo. Mais lorsque l’enfant disparaît avant de naître, on ne voit plus personne.  Les condoléances et les manifestations de sympathie pour le deuil que nous venons de subir sont rares, pour ne pas dire inexistantes.   Nous avons droit au mieux à un silence embarrassé dont nous espérons qu’il témoigne le respect de ceux qui préfèrent se taire pour éviter d’être maladroits, au pis à de l’indifférence à peine polie quand ce ne sont pas des réflexions qui minimisent notre douleur voire qui la nient.   Rares sont ceux qui trouvent les mots justes et qui ne nous blessent pas.  À part ceux qui l’ont vécu.  C’est l’occasion finalement de faire le tri des vrais amis.  Parfois point n'est besoin de les trier, ils s’en vont d’eux-mêmes. Le malheur fait peur, sans doute par crainte de la contagion.

Notre souffrance, pourtant immense, n’est pas reconnue.  Peu de monde comprend que l’on puisse souffrir d’avoir perdu un enfant que l’on n’a soi-disant pas connu.  Notre douleur semble différente et moindre que celle de parents dont l’enfant est décédé après une naissance à terme, suite à un accident, une maladie ou autre.  

« Ne t’inquiète pas, vous finirez par en faire un ». Mais pourquoi  ne pas admettre que j’en ai bien eu un et que la mort me l’a enlevé ?  Sofian est mon premier enfant, est-ce si difficile à comprendre ?

« Tu ne l’as pas connu » « Tu n’as pas de souvenirs avec lui ». De même qu’il y a un âge de viabilité pour l’enfant à naître, y aurait-il donc un âge en dessous duquel on ne devrait pas souffrir  de l’avoir perdu ?  Et le temps pendant lequel nous l’avons porté ne compterait donc pas ? Le test de grossesse positif, les échographies, la première fois que l’on a entendu battre son cœur et le premier mouvement perçu, toutes ces émotions doivent-elles donc être exclues du rayon des souvenirs ?

« Ne vous plaignez pas, au moins vous pouvez dormir », me déclare une jeune maman qui passe des nuits difficiles. S’imagine-t-elle donc que Danny et moi dormons sereinement depuis la fin tragique de ma grossesse ?  Et si je rêvais d’avoir moi aussi ces nuits difficiles qui sont le lot des parents plutôt que les horribles cauchemars qui hantent mon sommeil ?   

« Mais avez-vous fait tout ce qu’il fallait ? » Comme si on ne se posait pas déjà la question.  Est-ce tellement difficile de comprendre combien est blessante cette interrogation qui ajoute la culpabilité à la douleur ?

Malheureusement, j’avoue qu’avant d’avoir vécu dans ma propre chair cette expérience douloureuse, j’ai tenu moi aussi des propos malheureux parce que je trouvais excessives les manifestations de souffrance d’une personne de mon entourage qui avait perdu son enfant dans les mêmes circonstances où je viens de perdre le mien.  « Elle exagère, ce n’est qu’un fœtus » « Ce n’est pas plus mal, elle a déjà tellement de difficultés à subvenir aux besoins des autres ».  Je me sens soudain coupable d’avoir eu des pensées aussi odieuses au point que la mort de mon bébé me fait penser parfois à une punition divine pour me faire comprendre à quoi ressemble cette douleur.  Pardonnez-moi Seigneur je ne savais pas ce que je disais.  Maintenant je sais.  On ne doit juger personne avant d’avoir chaussé ses mocassins pendant deux lunes, dit un vieux proverbe indien. 

Certains croient bien faire en nous tenant des propos qu’ils croient capables de nous consoler.  Le proverbe a raison qui dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions. « Ne vous en faites pas, ce n’est pas grave, vous êtes jeunes. » Qu’y a-t-il de plus grave que de perdre un enfant ? Et en quoi notre jeunesse est-elle une consolation ? Parce que « vous en ferez vite un autre » comme certains me le répètent ?   « Tu en auras un autre ». Oui, j’espère bien, mais ce sera un autre, justement, pas le même.  Le premier sera toujours mort et aucun autre enfant ne saurait le remplacer.  

« Arrête d’y penser, cela ne te le ramènera pas. Il faut oublier et penser à l’avenir ».  L’oubli est impossible et penser à l’avenir aussi tant que le deuil n’est pas fait. Le deuil n’est pas synonyme d’oubli, contrairement à ce que l’on croit.

Et fausse-couche ne signifie pas faux deuil !

 

 

 

 

VII

C’est la nuit. Je suis perdue dans les ruines d’une abbaye baignée d’une lueur sépulcrale, blanche et froide. Pendant que je circule dans cet univers étrange, les pleurs d’un bébé rompent soudain le silence qui baigne ces murs.  En m’approchant guidée par la lumière et les cris,  j’aperçois un tas de linges blancs d’où sort une petite main dressée vers le ciel. À l’intérieur de ces draps, je découvre mon bébé ! Je le prends dans mes bras, l’embrasse en pleurant de joie. Mais comment est-il arrivé là ?  C’est le moment où un vieil archange surgit devant moi « Laissez cet enfant, vous ne pouvez pas l’emmener avec vous » me dit-il d’un ton sévère en essayant de me le prendre des bras.  Je pleure, je crie, je me débats, je refuse de le rendre et je me réveille le visage noyé de larmes et les bras n’enserrant que le vide. 

Me voilà  dans le columbarium où reposent les cendres de ma mère.  J’enlève les fleurs fanées et les emporte vers le bac à déchets. Au moment d’y jeter les restes des plantes, j’aperçois le petit cercueil de mon fils au milieu des ordures.  Horrifiée,  je tente en vain de le récupérer, la fosse est trop profonde.  J’appelle alors à l’aide.  Mais le gardien du cimetière s’oppose à ce que je reprenne.  « On ne peut pas laisser tous vos bébés dans le caveau des anges, il y en a trop, alors tous les jours nous en jetons pour faire de la place ». Je crie, je hurle, je saute dans la décharge, mais quand j’ouvre la boîte,  le petit nid d’ange n’est plus qu’un haillon duquel je sors un fragment de chair  desséchée au bout d’un clamp ombilical.   

Je me réveille toujours tremblante, en sueurs et en larmes de ces cauchemars qui peuplent mon sommeil au cours des mois qui suivent la mort de Sofian.   Penché au-dessus de moi, Danny, réveillé par mon agitation nocturne, me regarde d’un air anxieux plein de tendresse.

  • Que se passe-t-il, bébé ? me demande-t-il. Ça va ?
  • Oui, oui, ça va, tout va bien, ne t’inquiète pas. Rendors-toi, mon cœur.

Et je me retourne de l’autre côté pour lui cacher mes larmes. Je m’en veux de l’avoir réveillé. Je me refuse d’ailleurs à lui raconter ces horribles rêves dont le souvenir hante aussi mes journées et me plonge dans un mutisme sombre.    Parfois ce repli sur moi me fait négliger mes tâches ménagères habituelles et j’en arrive même oublier de lui préparer le repas quand il rentre du travail.  Jamais Danny n’a émis de remarque désobligeante à ce sujet.  Au cours des semaines qui suivent la disparition de Sofian, mon mari et moi, passons des soirées entières sans échanger un mot.  Pendant qu’il est devant la télé, je suis devant mon chevalet et je peins comme un automate.  Un jour, dans un moment de désespoir plus noir que les autres,  je m’acharne sur une de ces toiles dont je fais de la charpie.  Colère, rage, frustration, chagrin, détresse se bousculent en moi et m’empêchent de vivre normalement.

Côté sentimental, je ne supporte plus les marques d’affection, les gestes de tendresse et les baisers de Danny que je repousse régulièrement.  Lorsqu’il manifeste son désir de faire l’amour, j’en éprouve presque du dégoût. Comment peut-il encore vouloir faire l’amour après ce que mon corps a subi?  Danny n’exprime jamais sa déception lorsque je me refuse à lui.  Il aurait plutôt tendance à croire qu’il est le seul responsable de mes refus.  

  • Mais enfin, parle. Dis-moi ce qui ne va pas, mon amour, demande-t-il patiemment et tendrement.
  • Rien, il n’y a rien, rien, laisse-moi tranquille.
  • Je vois bien que tu ne vas pas bien, insiste-t-il

Je le rabroue alors avec violence et j’en deviens même méchante :

  • Mais non, tout va bien, je ne sais pas si tu sais, mais j’ai juste perdu mon bébé, mais ce n’est rien, tout va bien.

Dans ma colère, j’en oublie que lui aussi a perdu son bébé.  Mais mes provocations ne font aucune vague. Et je lui en veux de ce que je prends pour de l’indifférence de sa part.  Pourquoi ne réagit-il pas ?

Un jour, je chante, comme je le fais souvent pour évacuer mon trop-plein d’émotions. Généralement, j’attends que Danny soit parti au travail pour me laisser aller.  Mais ce jour-là, mon mari est à la maison lorsque j’entonne une chanson de Celine Dion « Les petits pieds de Lea » :

 Pourquoi les petits pieds de Léa
Ne feront jamais leurs tout premiers pas
Pourquoi ses petits pieds ne grandiront pas

Petit frisson dans l'univers
Comme si la vie changeait d'idée
En un coup de vent de poussières
Le bonheur s'est envolé

Couché aux creux de mes mains
Un petit être si léger
Mais tellement, tellement pesant
Dans mon cœur de maman

Aucune trace de petits doigts
Ni de bisous soufflés
Par la fenêtre pour ton papa
Quand il partira travailler

Au moment où je chante ce couplet, je vois Danny, qui me tournait le dos, se lever, quitter la cuisine où nous nous trouvons et aller dans la pièce voisine.  Lorsqu’il revient, ses yeux sont rougis par des larmes qui perlent encore au bord de ses paupières.  Il se détourne discrètement pour les essuyer de la main.   Mais il ne dit rien.  Il reprend son activité comme si de rien n’était. Et cela m’agace…

Au cours de ces mois d’épreuve, ton père a été parfait, supportant et encaissant toutes mes sautes d’humeur et mes reproches injustes. Avec patience, il subit mes angoisses et ma colère lorsque je crains de ne pas arriver à temps pour trouver le cimetière encore ouvert quand nous nous y rendons après qu’il soit rentré du travail.  Mon mari quitte son boulot à 16h30 et comme les grilles du cimetière ferment à 18h, je le bouscule sans ménagement dès qu’il franchit le seuil de la maison. Je lui laisse à peine le temps de se changer pour nous rendre au plus vite à Namur, une bonne demi-heure de trajet.  Au cimetière, j’insulte le préposé chargé de fermer  les grilles alors que j’ai passé si peu de temps sur ta tombe.  J’enrage contre la loi qui ne m’a pas donné le droit de choisir le lieu de ta sépulture.  Et lorsque Danny essaie de me calmer et de me faire entendre raison, je le rabroue avec violence. 

  • Tu crois que c’est gai de devoir toujours dépendre de toi lorsque je veux venir voir Sofian ? J’en ai marre de ne jamais avoir assez de temps pour me recueillir sur sa tombe.  Et toi tu défends ces connards qui ne m’ont pas permis d’enterrer Sofian où on l’aurait voulu.

Comme d’ordinaire, mes provocations tombent à plat.  Danny, pour éviter le conflit, prend l’habitude de me laisser seule devant la sépulture, et part faire un tour dans les allées du cimetière. Parfois il reste à m’attendre dans la voiture.   Il respecte mon désir de me recueillir seule sur la tombe de ce fils qu’il pleure pourtant lui aussi.

Nous ne parlons pas de Sofian ensemble. Chacun de nous reste muré dans un univers de chagrin qu’il cherche à dissimuler à l’autre.  J’attends que Danny se rende à son travail pour laisser libre cours à mes sanglots.  Et lui se montre de son côté toujours tellement fort, tellement calme face à mes sautes d’humeur et mon agressivité que j’en conclus qu’il ne ressent rien.  Je lui en veux tellement de sa supposée indifférence qu’un jour j’explose.

  • Pourquoi tu ne me parles jamais de Sofian ? On dirait que tu es déjà passé à autre chose ou que tu t’en moques, lui dis-je avec violence.   On dirait que ça ne te fait rien.

Ces propos le poussent enfin à réagir. Il ouvre les vannes de sa tristesse, sa colère, sa déception.   Comme un bref orage qui rafraîchit enfin une atmosphère tellement lourde qu’elle en est devenue oppressante.

  • Ah, tu crois que ça ne me fait rien ? Mais bon sang, moi aussi j’ai perdu un fils ! me rétorque-t-il un jour. Si j’essaie de rester fort, c’est pour toi !  Tu crois que je ne devine pas que tu es malheureuse ? C’est pour ça que je ne veux pas  te peiner encore plus en te montrant mon chagrin. Je me tais pour ne pas te faire souffrir davantage. 

Parce qu’il est un homme, Danny considère qu’il n’a pas le droit de me montrer ses larmes. Il veut me protéger. Il joue les durs. Après son éclat, il me prend dans ses bras tendrement  :

  • N’aie pas peur de me parler, me dit-il, moi je ne sais pas comment aborder le sujet avec toi, tellement j’ai peur de te blesser. Mais je suis là pour te protéger, alors je t’en prie, n’aie pas peur, toi, de m’en parler.  

J’ai de la chance d’avoir un homme aussi bon, aussi patient que Danny à mes côtés.   De nombreux couples ne résistent pas à ce qui nous est arrivé et finissent par se séparer.  Moi je peux compter sur lui, et je m’en veux de ne pas avoir compris et partagé mon chagrin avec lui au lieu de m’emmurer vivante dans ma souffrance.  

La tempête que nous avons traversée nous a violemment secoués, mais nous sommes toujours debout.  Nous apprendrons à accepter notre impuissance, à lâcher prise, à partager notre colère, notre frustration, notre souffrance.

 

 

 

VIII

Le vide qui t’a remplacé dans mon ventre s’étend autour de moi. Ta mort est comme un trou noir qui aspire notre vie.  Au cours des semaines et des mois qui suivent, tout devient sombre.  Rien ne semble pouvoir me consoler de ta disparition. Je ne supporte plus les réflexions malheureuses ou maladroites de ceux qui croient ainsi me consoler ou m’aider à remonter la pente.   M’insupportent aussi même ceux et celles qui me plaignent pourtant sincèrement.

« Pauvre Vanessa, c’est injuste. Tu attendais cela depuis si longtemps ! Ça doit être dur de voir les autres femmes enceintes ? »

Oui, je l’avoue. Il m’est particulièrement pénible de voir autant de femmes enceintes dans mon entourage, en particulier des amies proches, une cousine, ma sœur elle-même enceinte de son cinquième enfant.   Nous étions cinq à nous être annoncé un bébé pour l’automne.  C’était gai de partager nos expériences de grossesse, fussent-elles aussi désagréables que les nausées, d’admirer les clichés de nos échographies, de discuter de nos goûts en matière de prénoms, de parler layette.

  • À Noël, nous aurons chacune un petit lutin sous le sapin, nous disions-nous.

Cette image nous faisait rire.

Mon petit lutin à moi est parti chez les anges. Il ne fêtera pas Noël avec Danny et moi.   Pour moi tout s’est interrompu.  Les autres ont poursuivi leur grossesse. Je n’ai plus d’échographie ni de ventre qui s’arrondit à montrer et plus tard quand elles compareront les courbes de poids et de taille et les progrès de leur bébé ou se partageront les conseils de leur pédiatre pour les problèmes de leurs nourrissons, je ne serai pas de la partie comme c’était prévu.  Game over !

 Les voir heureuses avec leur ventre épanoui qui leur monte jusqu’aux yeux est donc un spectacle pénible.  

 Pourtant, je ne leur reproche pas leur bonheur et je leur souhaite un petit bébé en pleine santé. Mais ça n’en est pas moins douloureux de me dire que j’ai été privée de cette joie. Je cesse d’accuser, je cesse de maudire, mais laissez-moi pleurer, écrivait Victor Hugo après la mort de sa fille.  Mais je serre les dents et refoule mes larmes parce qu’elles sont incomprises.

Je suis choquée par l’appel d’une de mes cousines à qui,  au début de sa grossesse,  j’avais promis de réaliser un body –painting et un shooting  photo de son ventre rebondi.  J’étais moi-même encore enceinte au moment où elle me l’avait demandé.  « Dis, je suis déjà de huit mois, j’espère que tu n’as pas oublié. J’aimerais bien que tu me fasses cela avant que j’accouche.  »me dit-elle au téléphone.  Elle sait bien pourtant que j’ai perdu mon bébé.  Est-il impossible pour elle d’arriver à imaginer que sa demande me blesse ?  J’ai envie de lui reprocher son manque d’empathie et son indifférence pour ma souffrance.   Mais ai-je le droit de lui gâcher sa joie en la culpabilisant et en lui faisant subir ma colère ?  Je décide de lui signifier simplement mon refus : « Désolée, ma puce, je n’ai vraiment pas le cœur pour le moment de photographier des femmes enceintes ».  

L’automne arrive.   Je me promène dans  la forêt parée des ors de septembre en imaginant à quoi aurait ressemblé le faire-part de ta naissance.   Avec les premières feuilles  tombent en effet les avis de naissance de mes amies et parentes.   Je  me contente d’envoyer un message de félicitations. Je n’ai pas le courage de leur rendre visite.  J’espère qu’elles comprendront mon absence. Moi aussi j’aurais dû en cette période me trouver dans une chambre de la maternité, penchée sur le petit berceau en train de chercher à qui mon petit bonhomme ressemble.  Et je ne veux pas voir sur le visage de mes amies fraîchement accouchées le sourire et le regard fiers qui auraient dû aussi être les miens. Le chagrin encore trop vif, le sentiment d’injustice et puis oui, je le reconnais une certaine jalousie (que je me reproche, mais pourtant compréhensible) m’empêchent d’aller me joindre aux  parents et amis qui se bousculent au chevet de la  parturiente entourée de fleurs et de cadeaux, trônant comme une reine sur le lit médicalisé, son bébé dans les bras. Je n’ai fait exception que pour ma sœur et elle m’a su gré de cet effort de ma part envers elle.  Ma sœur  et moi avons chaussé les mêmes mocassins.

Je lui avais laissé le soin d’expliquer la mort de Sofian à ma nièce.  Je ne lui ai  pas demandé comment elle avait présenté la chose à sa fille et ne me suis pas inquiétée de connaître la réaction de la petite Naëlle.  Je ne le découvrirai que plusieurs semaines plus tard.   Un jour où ma schtroumpfette est chez moi,  je ne sais ce qui nous pousse à parler de ce qu’elle ferait quand elle serait grande.

  • En tout cas, je ne veux pas me marier, me dit-elle.
  • Pourquoi ?
  • Parce que je ne veux pas avoir d’enfants, répond-elle. Je ne veux pas avoir un bébé mort dans mon ventre.

En entendant sa réaction, je prends conscience de la terrible blessure infligée à cette petite fille par les morts in utero de son frère et de son cousin à deux ans d’intervalle.  Difficile de savoir quelle est la meilleure attitude à avoir avec un enfant.  Ils ont partagé avec nous le bonheur de l’arrivée future de ce nouvel enfant,  il me semble donc logique de leur parler de ce qui est arrivé au futur bébé.  Les non-dits ouvrent la porte de leur imagination sur des fantasmes parfois pires que la réalité. Mais comment trouver les mots justes ? Faut-il minimiser ? Dire que ce n’est pas grave ? Que l’on en fera un autre comme tout le monde le dit autour de nous ? 

  • Pourquoi tu ne m’as pas montré Sofian, pourquoi tu ne me montres pas des photos de lui ? m’interroge-t-elle un jour.

Au ton employé, je comprends qu’elle m’en veut.  Je suis embarrassée.

  • Mais… parce que … tu sais, il était tout petit, avec la peau toute rouge, pas très beau à voir et je n’ai pas voulu que tu sois effrayée, lui dis-je en cherchant mes mots.
  • Maman m’a montré les photos de Tiago et je n’ai pas eu peur, insiste-t-elle. Il était mignon mon petit frère.

Au fond, n’a-t-elle pas raison d’avoir cette exigence ?   Je me laisse convaincre et lui montre les photos. Elle regarde attentivement.

  • Et bien voilà, Sofian il ressemble à mon petit frère. Tu aurais pu me le laisser voir et lui faire un bisou.

Et satisfaite, elle se replonge dans son jeu.  Peut-être ai-je eu tort d’appréhender sa réaction ?  Mais je ne peux manquer de m’interroger quant à son comportement si au lieu d’un petit garçon,  j’avais perdu une petite fille ? Elle ne voulait pas que j’aie une fille, elle avait peur de ne plus être la première petite fille dans mon cœur. N’aurait-elle pas pensé naïvement  en être responsable ?  Certes je fantasme. Mais les enfants sont des puits dont on ne  distingue pas le fond.

N’aurais-je dû parler moi-même à Naëlle comme je l’ai fait avec son frère Noah ?   Je me souviens de cette conversation sur Skype avec mon neveu pour lui annoncer que contrairement à ce qui était prévu, je ne pourrais aller lui rendre visite en France.

  • Pourquoi ? me demande-t-il
  • Parce que je n’ai plus mon bébé. Il est parti au ciel comme mamie et Tiago.
  • Tu es triste alors ? Tu n’auras pas de bébé à toi ?

Sur l’écran, je vois que lui aussi affiche un visage plein de tristesse.

  • Mais tu sais, tu m’as moi ! s’exclame-t-il. Je ne suis pas ton vrai petit garçon, mais je serai toujours ton petit garçon. Tu dis toujours que tu m’aimes comme si j’étais ton fils même si je suis celui de maman et pas le tien.

Son discours un peu confus me fait sourire malgré moi.  Oui, en effet, je les aime comme s’ils étaient les miens.  Mais  Noah a raison de me rappeler qu’il n’est pas mon fils.  

 

 

 

IX

Pendant plusieurs mois, je ne sors quasiment pas de chez moi, à part pour aller au cimetière. J’essaie autant que possible d’éviter de rencontrer les gens. Une attitude qui ne me ressemble pourtant pas,  je suis naturellement sociable, et même drôle et gaie en société. J’ai toujours aimé m’amuser et rencontrer des amis et ces derniers apprécient la compagnie du boute-en-train que je suis.

Un jour, enfin, j’accepte de sortir de ma tanière.  Mon meilleur ami, peintre, m’a invitée à une exposition où vont se rassembler de nombreux artistes de mes relations.  

  • Allez viens, ça te fera du bien de revoir notre famille d’artistes. On saura te changer les idées.

Me changer les idées ? Je ne crois pas que ce soit possible de changer l’idée que tu es mort, que je ne te verrai pas grandir. Me distraire en retrouvant des gens que j’apprécie et qui ont la même passion que moi,  pourquoi pas ? N’est-il pas temps d’affronter à nouveau la société ?  Je redoute toutefois de voir amener  sur le tapis le sujet dont j’évite de parler tant cela est douloureux de l’évoquer.  Je crains d’entendre ces mots qui, loin de me consoler, me blessent. 

  • Comment vas-tu ? me demande-t-on gentiment de toute part.
  • On fait aller, dis-je avec un sourire que mes yeux démentent.

Et comme je le craignais, chacun y va du refrain habituel : « Un jour, tu en auras un, ne t’en fais pas » « Mais oui, ça va aller, tu verras ».  Paroles vides de sens en dépit de la bonne volonté dont je ne doute pas qui les sous-tend.

Soudain, Sam, mon meilleur ami que je considère même comme mon frère, me donne maladroitement le coup de grâce :

  • Il vaut mieux pour toi l’avoir perdu à ce moment-là que plus tard. Imagine s’il était né et qu’il était mort un mois ou deux après sa naissance. Au moins, tu n’as pas eu le temps d’avoir de vrais souvenirs. Et de toute façon à quatre mois et demi de grossesse, ce n’est même pas vraiment un bébé.

Abasourdie, je le regarde, je n’en reviens pas qu’il ne comprenne pas du tout ce que je ressens.  Croit-il qu’il me console de la sorte ?  Moi qui le prenais pour un frère, je me sens trahie. Et ce sentiment de trahison me pousse à réagir. Je sors de mon silence. Je prends calmement mon GSM et je lui montre les photos de Sofian que je conserve comme un trésor.

  • Ce n’est pas vraiment un bébé ? lui dis-je en lui montrant ces images.

Ma parole se libère enfin, je lui raconte mon accouchement, les heures qui ont suivi et nos derniers adieux à ce petit garçon, tant attendu, tant aimé avant même de l’avoir vu et trop tôt disparu.

  • Putain ! s’exclame alors Sam sous le choc.

Il a compris.  Il regarde les photos :

  • M… ! On voit ses petits doigts ! C’est violent ! Je comprends maintenant, s’exclame-t-il alors et puis me regardant, il ajoute : Excuse-moi, soeurette, je ne pensais pas qu’il ressemblait à cela. Tu as raison, tu as perdu un bébé.

Les photos ont alors circulé au sein de mon groupe d’amis, bouleversés de voir Sofian.  Libérée par les propos maladroits de Sam, j’ai décidé de ne plus me taire, de parler de Sofian à mes proches.   Et cela m’a aidée à faire progressivement mon deuil que de pouvoir enfin parler de lui et voir notre douleur reconnue.

Laisse-moi passer, dit le temps, si tu veux avancer.

Le temps passant, j’ai compris que pour avancer,  l’important c’est d’oser parler non seulement de notre souffrance, mais aussi du bébé. 

Pour la société,  les enfants mort-nés en dessous de 22 semaines de grossesse ne sont pas reconnus comme des enfants.  Tout se passe comme si rien n’était arrivé : le fœtus incinéré avec les déchets organiques,  la naissance n’est mentionnée que sur le dossier médical de la mère,  aucun nom n’est attribué, il ne figurera sur aucun registre et pas d’inhumation. Rien, Nada, Niente, Nothing…  Un enfant ? Quel enfant ?  Vous avez vu un enfant ? Circulez donc, il n’y a rien à voir ! Cachez ce fœtus que l’on ne veut plus voir.

Finalement l’attitude de l’entourage qui se tait, banalise ou minimise et n’admet pas la souffrance des paranges n’est- elle pas la conséquence directe de la négation par la loi de l’existence de cet enfant ?  Tout semble organisé pour qu’il tombe dans les oubliettes de la mémoire.

Faire notre deuil n’est devenu possible qu’à partir du moment où on a osé montrer ce que l’on avait perdu pour bien faire comprendre que c’était loin de n’être rien.

 

 

X

Laisse-moi passer, dit le temps, si tu veux avancer.

Nous recommençons à regarder vers l’avenir. Et nous décidons de ne pas rester sur un échec. Certes, Sofian vivra toujours dans notre cœur et il restera toujours notre premier enfant, irremplaçable.  Mais nous envisageons d’en avoir un autre. Oui, un autre, pas un enfant de remplacement. Peut-être cette idée m’est-elle devenue acceptable en voyant ma sœur tenir son dernier nouveau-né dans ses bras deux ans après avoir perdu un petit garçon dans les mêmes circonstances que moi. 

De la première FIV, restent quatre embryons congelés. Nous acceptons la proposition du gynécologue d’en réimplanter deux.  Ce premier TEC (transfert d’embryon congelé) est un échec. Une deuxième tentative avec les deux derniers embryons disponibles échoue également.

En novembre, j’accepte de me soumettre à un nouveau traitement pour une nouvelle FIV. On est reparti pour les courses aux injections, prises de sang, échographies, prélèvements d’ovocytes, les prélèvements de sperme.  Sept ovules seront fécondés. Mais le jour prévu pour l’implantation, le médecin nous dit que seuls trois embryons sont viables. Et il nous propose de les implanter tous les trois en même temps.

Trois ?!? Est-ce bien raisonnable ? Je suis partagée entre la joie et la panique !  Des triplés ? Nous devrons envisager de déménager, notre maison est tellement petite. Mais je m’imagine à Noël prochain avec mes trois petits lutins et je me dis que ce serait un tel bonheur, une belle revanche sur l’adversité.   Après tout, à chaque jour suffit sa peine.  Il sera temps de nous organiser pour les questions pratiques lorsqu’ils seront là tous les trois.  Va pour trois embryons simultanés. Toutefois, la première échographie après implantation ne nous montre qu’un seul sac embryonnaire de développé.  Je ressens une déception vite apaisée : nous n’aurons pas de triplés, mais l’important n’est-il pas que je sois à nouveau enceinte ?

Je suis enceinte et je suis confiante.  La première échographie nous montre à nouveau ce petit grain de riz accroché à son sac embryonnaire.   Tout se passe très bien : je me sens bien dans ma peau. Aucun des symptômes ressentis au cours de ma première grossesse ne vient m’importuner. Je ne ressens aucune nausée ni aucun de ces vertiges que j’avais mal supportés lorsque j’attendais Sofian.  J’interprète cela comme le signe que cette fois tout ira bien, que tout ira mieux.

Si physiquement je me sens bien, dans mon esprit règne la confusion. Difficile de ne pas souhaiter un garçon, « Ce serait comme si Sofian m’était rendu » ne puis-je m’empêcher de penser. Je caresse mon ventre en disant : « Te voilà de retour ». Mais aussitôt je me culpabilise de vouloir le remplacer et du coup me voilà à souhaiter une fille, cela m’évitera de « voler » l’identité de mon futur petit garçon.   Le temps passant, je finis par me faire à l’idée que c’est bien un autre enfant que je vais avoir.  

Sixième semaine. Nouvelle échographie.  À l’intérieur du sac embryonnaire, le petit grain de riz n’a pas grandi et aucune pulsation cardiaque ne l’anime. 

  • Ne vous inquiétez pas, dit la gynécologue, c’est peut-être encore un peu tôt.

Une semaine plus tard, la situation est inchangée. Cette fois le discours de la gynécologue change, elle nous annonce qu’un tel retard de développement est préjudiciable au futur fœtus s’il survit.  Huitième semaine, non seulement l’embryon a toujours la même taille, mais le taux d’HCG a dégringolé au lieu de continuer à augmenter.  

  • Vous êtes en train de faire une fausse couche, annonce alors la gynécologue. Si vous n’éliminez pas l’embryon spontanément, un curetage sera nécessaire.

Le rendez-vous prévu pour contrôler l’évolution n’aura pas lieu.  L’élimination sera spontanée.  Une larve blanchâtre entourant un caillot sanguin de la taille d’un gros raisin. Rien de comparable au bébé miniature que j’avais tenu dans les bras neuf mois plus tôt.  Nulle tristesse à ce moment-là, juste un immense sentiment de frustration.   Mais quelque temps plus tard, la nostalgie m’envahit. Mon corps aura donc hébergé deux enfants : Sofian, et puis une étoile éphémère que dans mon cœur j’appelle Louan, juste pour moi.  

Peut-être est-ce Sofian et ma mère qui m’ont envoyé la force de supporter cette nouvelle fausse couche, de ne pas être submergée une nouvelle fois par le chagrin ? Pourquoi moi et pourquoi deux fois ?  

J’ai porté deux enfants, deux cadeaux de la vie, aussitôt offerts aussitôt repris, comme pour mieux m’en faire comprendre la valeur.  Parce que chaque enfant est un don et pas un dû.  Qui peut mieux le comprendre que nous, les parents désenfantés ?  

 

 

 

XI

Neuf mois après le décès prématuré de mon bébé, je me suis enfin sentie libérée au point de me dire que je devais faire connaître mon histoire. Cela pourrait permettre de mieux comprendre ce qui se passe dans la tête des parents qui ont vécu cette tragédie. Et  j’espère pouvoir  aider de la sorte  toutes celles qui ont vécu la même expérience à sortir de cette « omerta », de cette loi du silence.   

Une fausse couche est un vrai deuil, n’en déplaise au jugement social courant qui estime que l’on n’a rien à regretter puisqu’on n’aurait rien perdu. 

Et surtout, une fois sortie du mur de silence dans lequel je m’étais terrée, j’ai pris conscience que je n’étais pas la seule. Nous sommes nombreux à avoir vécu ce double drame : la perte d’un enfant désiré et l’indifférence de l’entourage face à notre souffrance.  

Après le départ de ma petite étoile, est venu le temps d’accueillir ce qui est donné, plutôt que de pleurer ce qu’on a perdu, de recommencer à m’émerveiller, et peut-être même de remercier pour ce que j’ai eu.  Mais aussi de m’ouvrir aux autres.

En surfant sur Internet, j’ai trouvé des forums de parents qui avaient été comme Danny et moi confrontés à la perte de leur enfant avant même leur naissance.  Je me suis reconnue en lisant leurs témoignages, leurs commentaires.   J’ai parcouru à nouveau avec toutes ces mères (car le plus souvent c’étaient les mères qui s’exprimaient)  le chemin par où j’étais passée aussi.  Toutes ces mères, ces mamanges, se sont réfugiées sur un espace virtuel faute de trouver des gens qui acceptent de les écouter et de les comprendre.

Après une période de passivité, un jour j’ai commencé à intervenir, à répondre à leurs commentaires, à partager mon expérience et même à les conseiller alors que je n’arrive pas toujours à suivre les conseils que je donne !

En lisant le récit des expériences vécues par mes sœurs de galère, j’ai pu mesurer combien j’ai eu de la chance dans mon malheur d’avoir rencontré une équipe médicale compréhensive, à l’écoute et qui m’a traitée avec considération et respect, d’avoir pu offrir à Sofian une sépulture décente sur laquelle il m’est possible d’aller me recueillir, d’avoir un époux qui a été parfait à mon égard.

De notre expérience douloureuse est née l’idée d’un projet pour aider tous ces paranges présents et futurs à réaliser leur deuil, mais aussi pour faire tomber les écailles des yeux des autres face à ce qui est un vrai deuil incompris.

 

 

 

XII

À Sofian (mais aussi à Louan, ma petite étoile)

Que dire de plus sinon que je t’aime ? Tu sais tout de moi, car nous avons vécu cœur à coeur dans un seul corps et tu vivras pour toujours en moi.

Désormais, je sais que tu es là quelque part autour de moi, comme une étoile qui guide chacun de mes pas.

Tu es venu, tu es reparti et désormais ma force c’est toi qui me l’envoies. 

Tu es venu, tu es parti et maintenant je crois savoir pourquoi.

Un jour, on se retrouvera.

Parce que l’amour ne meurt pas !

(Falisolle, 10 mai 2019)

D’après le témoignage de Vanessa 

 

 

 

Ce récit est dédié

À Margot abandonnée par son fiancé à la suite de la perte de son enfant et à qui en guise de consolation la nouvelle compagne de son fiancé a montré les photos de l’enfant qu’elle avait su avoir.

À Latifa qui aurait voulu récupérer les cendres de sa fille et qui a appris par un de ses amis travaillant dans un crematorium que les incinérations fœtales étaient communes.

À Laura qui après avoir attendu plusieurs semaines que lui soit rendu le corps de son fils après autopsie s’est entendu répondre qu’il était déjà incinéré depuis longtemps.

À Beverly dont la petite Anna est inhumée dans le même caveau que mon petit Sofian et dont la demande d’exhumer le cercueil pour qu’elle puisse enterrer sa fille plus près de chez elle a été refusée. Désormais quand je vais sur le caveau de nos anges, je dépose une rose pour Anna. 

À tous ceux et celles qui ont entendu battre le cœur d’un ange qu’ils ne verront pas grandir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


07/05/2024
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