Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

Courts récits


La trahison

Voilà de nombreuses années que leur couple fonctionnait très bien.

 Entre eux c’était à la vie, à la mort. La vie le plus longtemps possible, la mort le plus tard possible, évidemment. Ils n'y pensaient pas, ou très peu, juste comme cela en passant, quand la faux s’abattait  chez les autres.

 Ils étaient unis pour le meilleur et pour le pire. Et jusqu’à présent le meilleur leur avait été généreusement offert. 

Ils avaient partagé de merveilleux moments de plaisir et des émotions intenses au  cours des nombreuses activités qu’ils avaient vécues.  Même si elle avait parfois envié celui des autres, jugeant le sien moins parfait, moins beau,  pas aussi performant qu’elle l’aurait souhaité, elle se satisfaisait de ce qu’il lui offrait.  D’autres étaient tellement moins bien lotis qu’eux-mêmes, elle s’en serait voulue de lui faire des reproches.  Certes, il y avait eu quelques accrochages mais toujours sans gravité, des incidents de parcours inévitables et dont ils récupéraient très bien.  Au fil du temps, elle avait appris à connaître ses limites et si parfois elle aurait voulu aller largement au-delà, elle ne lui en demandait jamais plus que ce qu’elle savait qu’il pouvait lui donner. C’est un principe de bonne entente et de complicité. D’ailleurs parfois, il en faisait plus que ce qu’elle espérait.  Comme une récompense des attentions qu’elle avait pour lui.

   Elle veillait à son bien-être physique et mental et social : elle veillait à  une alimentation saine, des activités variées et agréables.  Avec le temps, elle avait appris qu’il ne supportait pas les soirées tardives et trop arrosées,  les repas trop lourds. Il appréciait le calme, les veillées au coin du feu, les promenades pour admirer le coucher du soleil, quelques grasses matinées, les petits déjeuners sur la terrasse à écouter les oiseaux chanter, les longues balades en forêt, les promenades à vélo, la musique.

 Et plus le temps passait, plus elle l’appréciait, plus elle se sentait bien. Curieusement, les années  ne semblaient pas avoir de prise sur eux.  Elle croyait bien le connaître.

Comment aurait-elle pu prévoir qu’un jour, sans prévenir, sans que rien ne lui permette même de le soupçonner, comment aurait-elle pu imaginer qu’un jour, il allait la trahir ?

Le coup subi fut vraiment dur à supporter même s’il ne leur fut pas fatal.  C’était trop injuste, après toutes les attentions et les soins qu’elle avait pour lui.   L’angoisse s’installa et prit la place de la belle confiance peut-être aveugle qu’elle lui avait vouée jusque là.  Quelles garanties pouvait-elle avoir qu’il ne porterait pas à nouveau un coup de canif dans leur contrat ?

 Elle devait désormais apprendre à vivre avec  les doutes et les soupçons face à son corps qui l'avait trahie en la trompant avec une grave maladie.  Un homme qui vous trompe, vous pouvez toujours rompre mais vous êtes condamné à vivre avec votre corps même quand il se rend coupable de haute trahison !

 

 

 

 


12/04/2023
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Le cadeau du ciel

 

 

À peine Claire a-t-elle fait quelques pas sur le trottoir qu’elle ressent  une présence derrière elle.  Cette situation dure déjà depuis plusieurs jours.  La toute première fois, elle doit bien avouer qu’elle a eu peur.  Au risque de tomber, elle avait pressé le pas à défaut de pouvoir courir.  Avec l’arthrose qui lui bloque les genoux, elle ne saurait plus courir. Mais en s’apercevant qu’elle était suivie, l’inquiétude lui avait donné assez de force pour accélérer son allure.

- Vous êtes bien essoufflée, lui dit son amie Hélène lorsqu’elle l’avait rejointe à l’église.

- Oui, j’avais peur d’être en retard. Et puis, j’ai eu l’impression qu’on me suivait.

- Pourquoi ne voulez-vous pas que j’aille vous chercher en voiture ? Je vous l’ai déjà proposé plusieurs fois.

- Je ne veux pas vous déranger. J’habite à peine à un quart d’heure de l’église et le médecin m’a recommandé de marcher pour entretenir mes articulations. 

Hélène hausse les épaules, elle sait que Claire est obstinée et ne changera pas d’avis. Il faut dire que Claire se méfie un peu de monter en voiture avec Hélène au volant. Son amie conduit de manière dangereuse.  Amie est d’ailleurs un grand mot, les deux femmes peinent à s’entendre et même s’agacent l’une l’autre. 

-  Voyons ce que le curé nous a apporté aujourd’hui, dit Claire pour détourner la conversation. 

Depuis quelques mois, Claire et Hélène sont toutes les deux chargées de la décoration florale de l’église, une activité qui plaît à Claire qui a toujours aimé les fleurs et adoré  composer des bouquets pour orner sa maison.  Hélas, depuis le décès de son mari, l’achat de fleurs est rentré dans la case « superflu » de son budget. La maigre pension qui lui est allouée par l’état ne lui permet plus de s’offrir ces bijoux de la nature. À regret, Claire a dû déménager dans un appartement sans balcon et sans jardin.  C’est donc un vrai bonheur pour elle de pouvoir manipuler les fleurs, d’admirer leurs couleurs, de s’enivrer de leur parfum. Et si elle va régulièrement à la messe, c’est pour le plaisir d’admirer le résultat de son travail.  Un jour, elle avait regretté à voix haute en terminant son montage floral que les fleurs soient périssables comme le chantait Brel. Le curé l’avait entendue. Depuis lors, il photographiait ses compositions et, sous prétexte de lui éviter de se répéter dans ses créations, lui offrait une photo souvenir de chacune de ses œuvres. Images que Claire  conserve dans un album qu’elle aime feuilleter le soir comme elle le ferait d’un recueil de poésies. Et d'ailleurs, les fleurs ne sont-elles pas de la poésie pure  ? Cet album est devenu son livre de chevet qui la détend et l’aide à passer des nuits paisibles. Elle a essayé de reproduire ces bouquets à l’aquarelle. Mais le résultat n’étant pas à la hauteur de ses espérances, elle en a déduit qu’elle  était moins douée en peinture qu’en art floral. Elle y a donc renoncé, non sans une pointe de regret. 

Claire se demande comment le curé a pu confier à  Hélène le soin de la décoration florale de l’église. Non seulement Hélène n’y connaît rien en fleurs qu’elle a tendance à confondre, mais elle n’a aucun talent pour assembler les couleurs.  Alors, elles ont choisi un modus vivendi qui leur permet de travailler en équipe. Claire décide de la composition et Hélène est l’exécutante qui coupe et effeuille les branches et pique les fleurs dans le support de mousse. 

Claire trouve qu’Hélène est un peu trop grenouille de bénitier et prend pour parole d’Évangile tout ce que raconte le curé au cours de ses sermons.  D’ailleurs, ces deux paroissiennes évitent soigneusement de parler religion entre elles. Chaque fois qu’elles l’ont fait, ça a évolué en dispute. Et quand elles sont fâchées l’une avec l’autre, leurs bouquets sont moins beaux et tiennent moins longtemps. 

Quand elles sortent de l’église, Hélène réitère son invitation de covoiturage, et Claire répète son refus. Elle tient à sa petite promenade solitaire.  Sur le chemin, toutefois, elle se retourne plusieurs fois pour voir si on la suit.  Elle ne voit rien. Curieusement, elle est déçue.

 

Je crois que je lui ai fait peur tout à l’heure.  J’ai préféré ne pas la suivre. J’étais sur la place devant l’église, caché derrière une voiture. Elle ne m’a pas vu. 

La première fois que je l’ai rencontrée, elle se promenait sur le chemin au bord de la rivière. Elle n’était d’ailleurs pas seule ce jour-là.  Au bout d’une laisse, elle tenait un beagle, qui ne devait plus être très jeune, car il se traînait un peu.  Aucun des deux n’a fait attention à moi. J’ai l’habitude, je sais me faire discret depuis que je suis dans la ville.  La vieille dame  était plongée dans ses pensées, fixant la rivière.  Au cours des jours suivants, elle est revenue de manière régulière.  Elle s’arrêtait pour regarder les canards qui s’enfuyaient du rivage et plongeaient dans l’eau à cause du beagle. Ces oiseaux sont bêtes. Le vieux beagle aurait été bien incapable de les suivre, mais elle lui a quand même lancé un bref : « Assis, Beau ». Son chien s’appelle donc Beau. J’aimerais savoir comment elle s’appelle.   Je les ai suivis de loin pour voir où ils habitaient.  Je les ai vus rentrer dans un petit immeuble tout neuf construit dans un lotissement non loin de la rivière.   Pendant quelques semaines, je les ai aperçus tous les jours faire la même promenade.  Et puis soudain, Beau et sa maîtresse ont disparu du paysage.  Je suis allé souvent la guetter du côté de son immeuble. Un jour je l’ai vue sortir, elle n’avait plus son chien. Et elle se rendait à l’église, en haut de la ville. Je l’ai suivie de loin. C’est facile de ne pas la perdre, elle ne marche pas très vite. Je me demande ce qu’est devenu Beau ? Il avait l’air âgé. Peut-être ne sait-il plus marcher ? À moins qu’il ne soit mort ? Ce serait triste pour elle.

Les jours passent, il fait de plus en plus froid  à traîner dans les rues. La nuit, je m'abrite sous les ponts ou sous un porche ou l'autre, avec d'autres compagnons d'infortune qui parfois partagent leur nourriture avec moi.  Mais j'ai aussi été agressé par d'autres. Je n'insiste pas.  Pour manger, je n’hésite pas à fouiller les poubelles. Mais je dois le faire la nuit quand les rues sont désertes, parce que l'on me chasse plus souvent qu'on ne m'offre de l'aide. .  La journée, j’erre à travers  les rues de la ville, en essayant d’être le plus discret possible. Je n’ai pas envie que l’on me ramène dans un centre d’accueil.  Je ne supportais plus les conditions d'existence du centre qui m'hébergeait et j'en ai fugué un soir.  Je m'étais caché dans un camion de livraison pendant que le chauffeur discutait avec un membre du personnel. Le camion a roulé assez longtemps et lorsque la nuit est tombée, j'ai sauté du camion en marche, profitant d'une fente dans la bâche. J'ai dormi sous un buisson et puis j'ai marché assez longtemps avant d'arriver dans la ville.

La vieille dame est à nouveau sortie de chez elle pour se rendre à l’église. Je la suis de loin, d’ailleurs elle ne marche pas très vite et elle passe toujours par le même chemin. Moi je prends des chemins détournés pour aller jusqu'à ce grand bâtiment où personne n'habite et où peu de personnes se rendent.  Lorsque j'arrive devant le porche, la porte est entrouverte et j'en profite pour me glisser discrètement à l'intérieur. Ca me permet d'éviter le froid et surtout de ne pas attiser la faim qui me tenaille l'estomac avec toutes les odeurs de nourriture dont les effluves envahissent l'atmosphère de la place. Un petit village de cabanons en bois a été installé sur la place devant l'église. Un marché de Noël qu'ils appellent ça. Ca sent le saucisson, le boudin grillé, le fromage, la friture et puis aussi la vanille et la cannelle des gaufres chaudes. Il fera bon fouiller les poubelles cette nuit. J'ai été tenté de voler un saucisson, mais ce n'était pas possible avec autant de monde autour de moi.  Avec la pénombre qui règne dans l'église, je me glisse derrière une des étranges armoires dont aujourd'hui d'ailleurs la demi-porte est entrouverte. J'en profite pour m'y introduire discrètement. Les deux femmes sont trop occupées pour faire attention à moi.

 

- Vous avez entendu le bruit, demande Claire à Hélène.

Mais Hélène a encore oublié son appareil auditif, par coquetterie sans doute, car elle a fait un chignon et avec ses cheveux relevés, la prothèse auditive est beaucoup trop visible.  Elle déclare n'avoir rien entendu.  Claire regarde autour d'elle, ne voit rien de spécial, sauf la porte qui sépare le porche de la nef qui est entrouverte. Sans doute quelqu'un a-t-il voulu entrer et puis s'est ravisé. Elle va la refermer, l'église n'est pas chauffée, inutile de la refroidir davantage.

Aujourd'hui le curé leur a livré des branches de sapin, du houx avec des boules d'un rouge flamboyant, du gui dont les fruits nacrés sont beaux comme des perles et puis des poinsettias, dont les feuilles se transforment en étoile écarlate.  C'est la veille de Noël. Les deux femmes ont pour mission de décorer non seulement l'autel, mais aussi la crèche dans laquelle les santons de taille presque réelle sont déjà installés, sauf l'Enfant Jésus qui n'y arrivera qu'à la messe de minuit.  Et cette année, cette messe de réveillon aura bien lieu à minuit pour leur église.  Le curé qui a plusieurs paroisses à desservir ne peut être partout à la fois et il a organisé une tournante entre les différentes églises.

Claire se souvient des messes de minuit de son enfance, quand les églises étaient encore pleines et que les gens arrivaient à l'avance pour trouver une place assise.  Les larmes lui viennent aux yeux en pensant à toutes les fêtes de Noël heureuses qu'elle a vécues.  Maintenant Noël est pour elle synonyme de solitude. Le curé l'a bien invitée au petit réveillon que la paroisse organise après la messe de minuit avec vin ou chocolat chauds, pain d'épice, cougnou et bûches de crème au beurre.  Claire hésite, elle n'a pas envie de se retrouver avec tous les exclus de la ville.  Elle n'a pas trop envie non plus de se retrouver seule dans son petit appartement.  Sa vue se brouille et elle se pique en manipulant ses branches de houx.

De son côté, Hélène se demande ce qui tracasse Claire qui n'est pas dans son assiette. Elle ne lui donne pas les indications de montage du petit ton à la fois autoritaire et hautain dont elle est coutumière. Et la voilà qui vient de se blesser avec le houx, ses doigts saignent. 

- Il y a une boîte à pharmacie dans la sacristie, je vais aller la chercher pour vous faire un pansement, propose-t-elle à Claire en s'attendant à être rabrouée. Mais cette dernière la remercie. Et encouragée par le ton inhabituel de Claire, Hélène se risque à lui demander pourquoi elle a l'air si triste et si désemparée.  Elle redoute une réponse du style : "c'est la période de Noël qui me rend triste, je déteste Noël"

Claire hésite. Elle craint la réaction d'Hélène si elle lui fait part de ce qui l'attriste vraiment. Mais elle a besoin de se confier.

- Vous allez sûrement trouver cela ridicule, mais je pleure la mort de mon chien. Et maintenant vous allez me dire que ce n'est qu'un animal, que je n'ai qu'à en prendre un autre. Mais Beau était un véritable ami. Vous ne pouvez pas deviner comme l'idée me fait mal de savoir qu'il ne sera pas là pour m'accueillir quand je rentrerai ce soir et qu'il ne me réveillera pas demain matin.  En plus, il est le dernier être avec qui je vivais qui avait connu mon mari .

- Mais je vous comprends très bien, déclare Hélène à la grande surprise de Claire, vous n'êtes pas du tout ridicule. J'ai été inconsolable lorsque mon chat est mort.  Des voisins m'ont offert un chaton, mais ça ne remplace pas celui que j'ai perdu.  Je serais à nouveau très déprimée si ce deuxième chat venait à décéder. C'est tellement triste de perdre un être cher à la veille de Noël !

Claire ne s'attendait pas du tout à cette réaction. Encore moins à ce qu'Hélène la prenne dans ses bras. Cette bigote sait donc faire preuve d'humanité ? Elle regrette d'avoir été désagréable. Elle remercie Hélène pour sa compassion.

Les deux femmes poursuivent leur travail de décoration et elles s'embrassent encore une fois sur le parvis de l'église après en avoir fermé la porte.  Hélène propose à nouveau un covoiturage à Claire. Mais cette dernière décline l'offre tout en proposant de faire un tour dans le village de Noël. Hélène accepte et les deux femmes vont se perdre dans la foule.  Lorsque le curé les aperçoit en pleine conversation avec un gobelet fumant dans une main et une gaufre dans l'autre, il écarquille les yeux ! " C'est un miracle de Noël "ne peut-il s'empêcher de penser. Il aimerait bien savoir de quoi ces deux femmes peuvent bien parler avec leurs mines attendries. Mais le curé choisit la discrétion et comme elles n'ont pas l'air de s'apercevoir qu'il les a vues, il s'éloigne au milieu des gens qui flânent  entre les petits chalets au toit ouaté de neige artificielle dans les parfums de friture et les airs traditionnels de Noël joués par une fanfare locale sous le scintillement des  guirlandes d'étoiles et de faux cristaux de neige. Un marché de Noël comme il  s'en fait des centaines de par le pays. Le curé préfère d'ailleurs l'appellation village de Noel à celle de marché.  Il n'aime pas la mascarade commerciale qu'est devenue cette fête de la Nativité. "Mais voyons le positif, cela donne l'occasion aux gens de se rencontrer, et aux petits artisans d'améliorer leur chiffre d'affaires" se dit-il. Le curé continue donc sa petite promenade saluant au passage les membres de sa paroisse avec qui il prend le temps de partager un bol de chocolat chaud tout en mangeant un churro.  En quittant les lieux, il aperçoit de loin Claire et Hélène devisant avec une créatrice de bijoux en verre filé. Mais il hâte le pas, il doit se rendre dans la paroisse voisine pour le premier office de la soirée avant de revenir ici pour la messe de minuit.

Claire et Hélène de leurs côtés se sentent un peu fatiguées et comme il se fait tard, Claire accepte de monter dans la voiture d'Hélène à la condition que celle-ci vienne passer chez elle les heures qui précèdent la messe de minuit. 

 

Je me suis endormi dans l'étrange armoire et je me suis réveillé tout transi de froid. L'église est silencieuse, les deux dames sont parties.  Il est temps que je parte aussi, j'ai faim et soif.  Mais une vilaine surprise m'attend lorsque j'arrive devant la porte : elle est fermée ! Me voilà enfermé à double tour.  Je pourrais crier, mais alors je serais obligé de retourner dans un centre d'accueil et je n'y tiens pas du tout. La seule solution est d'attendre que quelqu'un vienne ouvrir.  Pour me réchauffer, je cours dans les allées de l'église.  Lorsque j'aperçois un abri de planches en plein milieu du bâtiment. A l'intérieur s'y trouvent des statues installées sur une bonne couche de paille. Voilà qui me convient bien, je rentre dans la cabane, et je m'installe sous la paille derrière une statue qui représente une vache ou un boeuf. C'est comme un nid bien chaud et je vais poursuivre mon somme. 

 

Les cloches ont sonné les douze coups de minuit. La messe a commencé, les cantiques s'envolent sous la voûte. Hélène chante à tue-tête tandis que Claire se contente de les fredonner. Des enfants s'avancent vers la crèche portant le santon de l'Enfant Jésus dans les bras pour le déposer sur la paille entre Marie et Joseph sous le museau de l'âne et du boeuf.  Mais la petite fille à qui est échue cette tâche s'écrie soudain : "La paille a bougé, le boeuf est vivant, le boeuf est vivant"  Elle répète cette phrase qui semble absurde, la chorale s'arrête de chanter, le curé quitte l'autel intrigué. Claire et Hélène s'approchent avec les autres fidèles. Et effectivement, elles voient la paille s'envoler, le boeuf et Joseph sont renversés.

- Oh mon Dieu ! Un chien dans la crèche ! Que fait-il là ? Et comme il est maigre... 

Sous les regards étonnés des fidèles, le petit chien s'approche de Claire qui s'est accroupie pour mieux regarder et lui lèche le visage.

- Mais c'est Dieu qui vous l'envoie pour remplacer Beau, s'exclame Hélène en direction de Claire. Le chien de mon amie est mort il y a quelques jours, ajoute-t-elle en direction de l'assemblée. 

Voilà une messe de minuit bien bousculée, le curé va  chercher de l'eau dans la sacristie tandis qu'un des choristes quitte l'église un moment pour revenir avec un morceau de boudin qu'il est allé chercher dans une des boutiques du village de Noël encore très fréquenté.  Une fois rassasié, l'épagneul se couche aux pieds de Claire. Le curé relève les santons, l'Enfant Jésus rit aux anges dans la crèche. La chorale peut recommencer à chanter et l'abbé poursuivre l'office. Et vu les circonstances, il improvise une nouvelle homélie inspirée par l'événement.  

Désormais quand Claire vient à l'église pour les décorations florales ou à la messe, elle est accompagnée par son épagneul qu'elle a appelé Kado. Et si par hasard d'aucuns s'étonnent de la présence d'un chien dans une église, le curé lui répond qu'il serait malvenu de refuser un cadeau du ciel dans la maison du Seigneur surtout lorsqu'il est arrivé à Noël !

 

 

 

 

 

 

 

 

 


28/11/2022
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Le maillon manquant

 

Le ciel, devenu de plus en plus sombre depuis quelques minutes, mit soudain sa menace d’orage à exécution.  De brillants éclairs zébrèrent l’obscurité et des trombes d’eau  accompagnées de grêlons s’abattirent avec une violence inouïe sur le sol.

Au volant,  la visibilité était devenue nulle.  Je décidai de m’arrêter au bord du chemin dans l’attente que cette tempête se calmât.  C’est le moment que choisit la foudre pour tomber sur un des arbres bordant la route.  J’entendis un craquement sinistre au-dessus de moi tandis que je fus aveuglé par une lueur éblouissante avant de perdre conscience. Bien sûr, il ne faut jamais s’arrêter sous un arbre pendant un orage, mais je n’avais pas vraiment le choix…

 

Quand je rouvris les yeux, j'étais étendu dans l’herbe d’un fossé et à la lueur d’un nouvel éclair, j'aperçus ma voiture écrasée par une partie du tronc de l’arbre foudroyé. Comment avais-je fait pour sortir du véhicule ? Et pendant combien de temps étais-je resté sans connaissance ? En tout cas, je fus rassuré en constatant que je pouvais remuer mes membres et me relever. Je poussai un immense soupir de soulagement de me sentir physiquement indemne, malgré l'impression d'avoir été roué de coups.

Mais l’inquiétude me saisit soudain.  Où  trouver de l’aide dans cette région isolée où même mon GPS s'était perdu ?  Heureusement, je palpai mon téléphone dans la poche de mon blouson. Mais je n’arrivai à obtenir aucun affichage sur l’écran qui d’ailleurs  s’était brisé dans la chute.   Trempé jusqu’aux os, je me résignai alors à marcher pour partir chercher une aide quelconque.  L’orage cessa aussi brusquement qu’il était survenu et une brèche s’ouvrit dans les nuages laissant apercevoir une lune magnifique. Elle  éclairait a giorno la route de campagne empierrée sur laquelle j’avais failli périr foudroyé. Mais j’avais dû rester évanoui pendant assez longtemps car je me souvins qu’il faisait encore jour lorsque la tempête avait éclaté.   

Tout en cheminant,  je me reprochai  d’être parti sans avoir vraiment préparé mon voyage.  Manquer de mourir sous un arbre foudroyé alors que j’étais en voyage pour remonter mon arbre généalogique, quelle ironie !

Pourtant jusque là mes origines ne m’avaient jamais tracassé. J’avais été adopté dans l’enfance par ma dernière famille d’accueil.  De mes parents biologiques, je ne gardais aucun souvenir. On m’avait d’abord dit qu’ils étaient morts et cela m’avait toujours suffi. Plus tard j’appris que j’étais né sous x, mais  on m’avait livré à l’assistance publique avec une brassière sur laquelle était brodé un patronyme à particule.  Après quelques années au cours desquelles j’avais été ballotté de foyers en familles d’accueil, un environnement stable me fut enfin offert chez des gens qui remplirent avec tendresse leur rôle de parents.  Je pus évoluer normalement, réussir mes études et trouver un emploi. J’étais devenu professeur d’histoire dans une école secondaire et savais me faire apprécier de mes élèves. Je travaillais aussi comme bibliothécaire.   Mes parents adoptifs étaient décédés récemment et c’est en rangeant la maison qu’ils m’avaient léguée que je découvris  au fond d’une valise, emballée dans un papier de soie jauni par le temps, le petit vêtement de toile fine avec un nom de famille élégamment brodé et un col en dentelle dont les motifs évoquaient des cygnes.  Ma mère adoptive y avait épinglé un billet sur lequel elle avait écrit : « A donner à Jean s’il veut retrouver ses parents ». Mais elle n’avait apparemment  jamais eu le courage ou l’occasion ou l’envie de me le donner de son vivant. A sa décharge, je dois dire que je ne m’étais jamais non plus inquiété de savoir d’où je venais. A part cette petite chemise de bébé, je ne disposais que de mon certificat d’adoption qui ne précisait ni l’endroit de ma naissance, ni, et pour cause, le nom de ma mère biologique. Un ami à qui je fis part de mon souhait de découvrir d’où je venais me dit : « En tant qu’historien tu es pourtant bien armé pour remonter le temps à travers la consultation de vieux documents. » Je n’osai pas lui avouer que je m’étais d’abord adressé à un médium conseillé par une amie adepte d’ésotérisme et de parapsychologie.  Ce médium, toutefois, non seulement ne me donna aucun renseignement sur mon passé (ce qui je l’avoue m’inspira du respect car rien ne l’empêchait d’inventer une histoire qui fût susceptible de me satisfaire) mais il tenta même avec beaucoup d’obstination de me décourager d’effectuer ces recherches. « Je sens que cette quête pourrait vous mener vers un piège dangereux, me dit-il en me lançant un regard qui me parut rempli d’inquiétude. »  « Pourquoi donc me ferais-je piéger ? lui demandai-je» Il me regarda avec insistance et finalement répondit : « Ne prenez pas le risque de voir votre vie disparaître avec vos espoirs de descendance. » Ses propos sibyllins me firent hausser les épaules.  Lorsque je voulus lui payer la consultation, il refusa mon argent et il me quitta en me serrant les mains avec force et en me souhaitant beaucoup de courage. Que redoutait-il pour moi ? Quel secret avait-il pressenti dans mon lointain passé ?

Un historien ne se devait-il pas de connaître sa propre histoire ? Sans compter que me retrouvant seul, je ressentais le besoin de recréer un lien quelconque avec le passé.  Je voulais aussi un jour fonder une famille avec Catherine, la femme qui partageait ma vie à ce moment là et il me semblait important de pouvoir dire à mes enfants d’où ils venaient.  « Si tu crois devoir le faire, alors n’hésite pas, me dit Catherine, et si tu découvrais quelque secret trop lourd ou trop douloureux, je serai là pour t’aider à le supporter et à passer outre ».

Je m’inscrivis alors sur des sites généalogiques en ligne. Cela correspondait plus à mon esprit cartésien que les consultations de médiums les plus honnêtes fussent-ils.  Et après de nombreuses heures  et plusieurs courriers échangés avec d’autres passionnés, on me renseigna l’existence d’un hameau ou lieu-dit au cœur de la Bretagne portant le même nom que celui brodé sur la brassière jaunie. Piste bien mince, certes, mais la seule dont je disposais.  Profitant d’une période de congés scolaires, je décidai de m’y rendre. Peut-être aurais-je accès à  des registres paroissiaux ou d’état civil, une pierre tombale,  un monument quelconque ?

Et voilà donc, comment après m’être égaré et avoir échappé à la foudre, je me retrouvais en train de marcher au clair de lune dans un chemin creux fourré de fougères à travers une campagne inconnue. Mais avec un bel optimisme, je ne désespérais pas de trouver des gens assez accueillants pour me permettre de me réchauffer et de téléphoner pour avoir une dépanneuse voire de m’indiquer un logement pour la nuit.  En plus du froid, la faim commença bientôt à se faire sentir, le sandwich aux saveurs industrielles avalé dans la dernière aire d’autoroute où je m’étais arrêté était déjà digéré depuis longtemps.

Je marchais depuis un long moment lorsque je m’aperçus  que la végétation du bord de la route masquait un mur qui devait être l’enceinte d’une propriété. En le suivant, j’arrivai devant une grille en fer forgé donnant  sur une allée arborée.  Je cherchai vainement une sonnette sur les piliers.  Tant pis, j’osai m’aventurer  à l’intérieur de ces murs. La grille, dont je remarquai qu’elle était ornée d’un médaillon portant un cygne, n’opposa pas de résistance lorsque je l’ouvris,  se contentant d’émettre un grincement qui prouvait qu’on ne la manipulait pas très souvent.  L’allée devint plus sombre, les arbres formaient au dessus de ma tête une voûte ne laissant plus filtrer que quelques rayons de lune créant une atmosphère d’autant plus fantasmagorique qu’il régnait dans cet endroit un étonnant silence rompu de temps en temps par le cri d’un oiseau de nuit.  Mes pas étouffés par la mousse qui rendait le chemin glissant ne résonnaient plus dans la nuit. Ne plus être accompagné par le bruit de mes pas suscita soudain un sentiment d’angoisse tout à fait inhabituel chez moi.   Je me ressaisis lorsque je vis à une bonne centaine de mètres devant moi apparaître à travers les arbres les formes d’un bâtiment.  C’était un petit manoir de style Louis XIII, de forme rectangulaire, avec de grandes fenêtres  à croisillons en façades et flanqué de quatre tours d’angle rondes, manifestement construit autour d’un ancien donjon médiéval dont j’apercevais le toit de la tour dominant le reste de l’habitation. J’eus alors une impression de déjà vu et même à mesure que j’en approchais, la certitude de bien connaître cette demeure.  L’allée par laquelle j’étais arrivé rejoignait une avenue pavée, plus importante qui menait à un petit pont de pierre au dessus d’un miroir d’eau qui avait remplacé les anciennes douves.  Après avoir franchi cet ancien pont levis,  je me retrouvai en face d’une belle porte sculptée ornée de ferrures et d’un heurtoir en forme de tête de cygne. Aucune lumière autre que le reflet de la lune ne brillait aux fenêtres, mais cela ne me surprit pas vu la nuit avancée.  Pas de sonnette à la porte, mais une grosse chaîne actionnant une cloche que je n’eus aucun scrupule à mettre en branle plusieurs fois tout en martelant la porte avec le heurtoir de bronze.  J’étais épuisé par ma longue marche, transi par le froid et l’humidité, affamé et assoiffé.  Moi qui ne crois ni à Dieu ni à Diable,  j’adressai toutefois une prière au ciel pour le supplier qu’il m’envoyât de l’aide.  Je craignais cependant d’être tombé sur une résidence secondaire quelconque inhabitée en cette saison de l’année. Si ce château était un hôtel, il y aurait eu une enseigne, de l’éclairage, des signes de vie.  Je dus agiter à plusieurs reprises la cloche et le heurtoir avant d’apercevoir à une des croisées de l’étage, une lumière se déplacer à l’intérieur et d’entendre des pas et des chuchotements s’approcher du portail.

  • Qui est-là ? Pourquoi venir nous importuner à cette heure de la nuit ? s’écria la voix d’un homme âgé à travers la grille d’un judas qui s’était ouvert à hauteur de mes yeux juste au dessus du heurtoir.
  • Pardonnez-moi, j’aurais besoin d’aide, répondis-je, ma voiture a été écrasée par un arbre foudroyé par l’orage à quelques kilomètres d’ici. J’aurais besoin d’une …. »

Avant d’avoir pu terminer ma phrase, la porte s’ouvrit soudain brusquement devant moi et l’homme qui m’avait répondu me tira à l’intérieur de l’habitation non sans jeter un regard apeuré par-dessus mon épaule.  Je me retrouvai à le suivre à travers un long corridor sombre qui nous mena dans une grande pièce richement meublée et dont les murs tapissés de livre m’indiquèrent que j’étais dans une bibliothèque.  La lumière que j’avais vue se déplacer était celle d’une bougie fixée sur un bougeoir d’argent que cet homme, curieusement vêtu d’une livrée de valet sur une chemise de nuit et d’un bonnet de nuit, tenait à la main. Manifestement, les habitants du château avaient été victimes d’une coupure de courant due à l’orage.  Mais le plus étonnant fut le discours que me tint mon hôte.

  • Monsieur le Comte, oh mon Dieu, Monsieur le Comte, quel bonheur de vous revoir ! Nous vous croyions mort ! Mais vous arrivez trop tard, ajouta-t-il en me saluant bien bas et en m’embrassant les mains tout en versant des larmes d’une émotion que je ne compris pas.
  • Mais … pourquoi m’appelez-vous monsieur le Comte ? …
  • Oui, je sais, actuellement, on doit se dire « Citoyen »… mais je ne m’y ferai jamais ; Monsieur le Comte. Vous n’auriez pas dû revenir, monsieur le Comte, c’est de toute façon trop tard pour votre épouse et votre fils et c’est trop dangereux pour vous et même pour nous tous. C’est votre sœur qui a voulu qu’on vous envoie le message quand votre épouse est tombée malade. Nous n’avions d’ailleurs aucun espoir qu’il vous parvienne.

Avant que j’eusse le temps de répondre, je fus soudain entouré par quelques personnes, deux hommes jeunes portant chemise et bonnet de nuit comme mon accueillant et deux femmes en robes de nuit ornées de dentelles et des coiffes de style charlotte sur des cheveux noués en papillotes. La plus âgée portait un châle en laine noir sur les épaules.  Mais où étais-je tombé ? Qui étaient ces gens qui prétendaient me connaître ?

  • Oh mon Dieu, Gaspard ! Aurore aurait été tellement heureuse de te revoir avant sa mort ! s’écria la plus jeune des femmes en me serrant elle aussi dans ses bras tout en versant des torrents de larmes. Je n’aurais pas dû attendre pour t’ envoyer mon message.
  • Voyons Hortense, un peu de dignité, ma fille,  la réprimanda la plus âgée, en resserrant sur sa poitrine un châle de laine noir.  Pierre, allez à la cuisine et préparez une collation pour monsieur le comte, dit-elle en s’adressant à un jeune homme resté dans la pénombre.
  • Pardonnez-moi, mère, je suis tellement émue de revoir Gaspard ! s’excusa Hortense.

Je réalisai que la jeune fille me prenait pour son frère et donc la dame âgée qui l’avait réprimandée était censée être ma mère. Complètement désorienté par ces propos incompréhensibles pour moi, et de plus en plus fatigué, soudain je vacillai. On m’avança un fauteuil sur lequel je m’écroulai, non sans remarquer qu’il était d’un élégant style Louis XV. Je tentai de rassembler mes esprits et essayai d’en savoir plus en décidant de jouer le jeu de ces gens qui me semblaient complètement fous.

  • Vous me dites que mon épouse Aurore est morte ? Et qu’est devenu mon fils ?

« Moi qui suis sans famille, me voilà donc soudain avec une sœur, une mère et j’aurais une épouse et un fils défunts ? me dis-je» Je ne sais pas pourquoi j’avais peur de les contredire.

  • Hélas, oui, me répondit la dame âgée (la mère du Comte à qui je ressemblais si j’avais bien compris) le petit n’a pas survécu non plus à la variole. Lorsque vous avez décidé d’émigrer en Angleterre à la mort de feu Monsieur le comte votre père, Aurore aurait mieux fait de vous suivre en emmenant votre enfant. Mais rappelez-vous, sa propre mère était mourante à ce moment-là et elle n’a pas voulu la quitter.  Vous avez eu raison de partir et Hortense n’aurait jamais dû vous envoyer cette maudite lettre vous demandant de revenir. Il était évident que vous ne seriez pas rentré à temps et les événements ont pris une telle tournure que vous vous êtes mis actuellement en grand danger. Et nous tous par la même occasion.  Tous nos serviteurs nous ont quittés sauf Guillaume notre brave majordome, ainsi que Pierre et son frère Antoine, comme vous pouvez le voir.

Je fus soudain pris d’un brusque vertige : les vêtements portés par les habitants de cette maison, leur langage, la décoration de la demeure, évoquèrent soudain le XVIIIe siècle.  Et en entendant parler de ma soi-disant décision d’émigrer, je crus comprendre que j’étais plongé en pleine révolution française. 

  • Et où en est la tournure des événements ? demandai-je en essuyant la sueur qui perlait mes tempes.
  • La convention nationale depuis le 10 juin de cette année a durci la loi des suspects, énonça alors la comtesse. Désormais des simples comités de surveillance ont le droit d’arrêter toutes les personnes qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont rien fait pour elle non plus. C’est le cas de la majorité des gens. Le tribunal révolutionnaire n’accorde aucun droit à la défense, les procès sont réduits à de simples formalités et s’il n’y a pas d’acquittement, l’accusé passe sous la guillotine le jour même ou le lendemain. Les jurés n’ont aucun autre choix.  En tant qu’émigré, vous êtes désormais considéré comme un ennemi de la révolution et toute notre famille, c'est-à-dire Hortense et moi avec vous. Et nos domestiques aussi …

Et voilà, cela ne pouvait qu’être un cauchemar dont j’allais me réveiller. Ce n’était pas croyable. D’après l’explication du majordome, j’étais dans la pire période de la révolution française, la grande Terreur avec le durcissement de la loi des suspects du 22 prairial de l’An II, c'est-à-dire en 1794.

  • Quand je pense, mon cher fils, que vous aviez aidé nos gens à rédiger leurs cahiers de doléances pour ces Etats généraux d’où est venu tout notre malheur, poursuivit ma mère. Vous étiez tellement persuadés que tout irait bien mieux si nos privilèges étaient abolis. Et voilà où nous en sommes : vous êtes obligés de fuir, nous sommes suspects d’être complices et si l’on vous trouve ici, nous finirons tous sur l’échafaud pour complicité avec un ennemi de la révolution !
  • Et pourtant pendant que les privilégiés dansaient le menuet dans leurs salons, le peuple souffrait jusqu’au point de non-retour qui a fomenté la révolte.

J’avais pensé tout haut.

  • Voyons, mon fils, s’indigna la vieille dame, vous déraisonnez ! Vous justifiez donc tous les événements actuels ?
  • Toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran. Je ne renie pas les idéaux qui ont conduit à cette révolution et il faut démolir pour rebâtir du neuf. Je n’approuve par contre pas la terreur. Mais rassurez-vous, tout cela va bientôt prendre fin : Danton, Robespierre finiront sur l’échafaud à leur tour dans peu de temps.
  • Puissiez-vous dire vrai …
  • Je peux vous assurer que c’est ce qui va se passer. Et dans quelques années, la monarchie sera restaurée, la France aura encore un Bourbon sur le trône.

J’évitai de leur annoncer Napoléon, l’empire et les autres révolutions.

  • Comment pouvez-vous en être aussi certain ? demanda Hortense.
  • Je le sais, c’est tout, ne cherchez pas à en savoir plus.

Comment pouvais-je leur expliquer que j’avais été projeté chez eux  par la foudre depuis le XXIe siècle ?  Je préférai laisser croire que je détenais des informations secrètes et participais à une contre-révolution.  Le groupe me regardait en silence.

Mal à l’aise, j’observai plus attentivement la pièce où je me trouvais : aucun signe de modernité dans le salon où se tenait cette conversation, pas d’interrupteurs au mur, pas de radiateur, pas de télévision. Par contre, je remarquai un joli clavecin près d’une des fenêtres et des livres reliés de cuir traînant sur un guéridon.  Les lustres de cristal et bronze suspendus aux plafonds portaient des bougies. Les vêtements de mes hôtes correspondaient bien à la fin du XVIIIe siècle ainsi que leurs manières.  Comment était-ce possible ?  Celui qui s’appelait Pierre et que l’on avait envoyé en cuisine revint avec un plateau supportant un bol de soupe fumante, du pain, du fromage, une carafe d’eau et un carafon de vin.  Pendant notre discussion, l’autre serviteur, Antoine, avait allumé un feu dans la grande cheminée.  Il était le seul à n’avoir émis aucune réflexion. Toute cette scène était bien réelle comme était bien concrète et consistante la nourriture que l’on me servit et que je consommai sans façon. 

  • Je ne veux pas vous nuire, leur dis-je en terminant de vider mon verre de vin. Mon accident et les nouvelles que je viens d’apprendre m’ont brisé. J’ai besoin de me reposer, si vous le voulez bien, je vais dormir ici et repartirai aux premiers rayons de soleil. Personne ne m’a vu arriver. Vous ne risquerez donc rien par ma faute.
  • Vous êtes le maître de cette maison, mon fils, vous ferez ce que bon vous semble, déclara la vieille comtesse. Je suis désolée de devoir vous dire que je suis toutefois heureuse de votre décision. Pierre, allez donc préparer la chambre de Monsieur le Comte, n’oubliez pas de bassiner le lit et allumez un bon feu dans la cheminée, ordonna-t-elle au valet.

La jeune Hortense s’approcha de moi et me tendit un petit objet.

  • Tiens, dit-elle, Aurore m’a dit de te le remettre en souvenir d’elle. Et elle a formé le voeu que tu l’offres à ta future épouse si tu te remaries un jour. Elle l’a embrassé avant de mourir.

C’était un joli médaillon d’ivoire au bord serti de perles minuscules, sur une face duquel était peint le visage d’une jolie jeune femme aux cheveux poudrés et ornés de roses. Une des perles était un peu plus grosse et servait de fermoir. En appuyant dessus, le médaillon s’ouvrit révélant des boucles brunes entrelacées avec des cheveux plus fins et blonds.  Au dos du médaillon était gravée une initiale qui me rappela alors celle brodée sur la petite brassière qu’avaient conservée mes parents adoptifs.

  • Ce sont les cheveux de François, ton fils, me dit Hortense en pleurant, je lui ai coupé une mèche avant qu’on ne l’enterre avec sa mère. Garde-le précieusement.
  • On dirait un portrait peint par Madame Vigée-Lebrun, ne pus-je m’empêcher de dire tout haut en manipulant la miniature.
  • Mon fils, avez-vous donc oublié que vous aviez vous-même commandé ce portrait à cette artiste lorsque vous aviez été reçus à Versailles  peu de temps avant que tout ne bascule ? s’étonna celle qui m’appelait son fils.

La situation était complètement irréelle. J’acceptai le cadeau. Tous voulurent m’embrasser avant que je me rende dans ce qui était ma chambre.  J’y arrivai en traversant une galerie de portraits parmi lesquels je ne fus pas surpris d’apercevoir le mien en habit d’apparat du XVIIIe siècle.   Je n’osai demander si la chambre était celle où était morte la jolie Aurore dont j’étais veuf.  Avant de me coucher, j’écartai les tentures de la fenêtre pour regarder au dehors : à la lumière de la lune encore haute dans le ciel, j’aperçus une silhouette quitter le château en courant par l’allée pavée. Je crus reconnaître le valet appelé Antoine.  Je m’endormis enfin dans un lit à baldaquin, tendu de lourdes draperies. 

Lorsque j’ouvris les yeux, j’étais toujours au même endroit. Je n’avais donc pas rêvé. Pierre m’avait préparé des vêtements propres, m’avouant qu’il avait jeté ceux tout crottés dans lesquels j’étais arrivé la veille. Je n’osai demander ce qu’il avait fait de mon téléphone et de mes papiers. En enfilant la veste, je glissai dans une poche intérieure le médaillon que m’avait offert Hortense.  Pierre me servit du pain beurré et du thé. J’avais à peine terminé ce petit-déjeuner  lorsque j’entendis des bruits de sabots de chevaux et des voix dans la cour.  En regardant par la fenêtre, j’aperçus des hommes coiffés d’un bicorne avec cocarde tricolore.

  • Mon Dieu, le comité de surveillance, me dit alors Pierre. Vite, suivez-moi, monsieur le comte, nous allons fuir par les caves.

Mais notre tentative d’échapper à l’arrestation fut vaine.  Toutes les portes et les poternes du château étaient gardées.  En même temps que moi, ils emmenèrent tous les habitants du château qui eurent à peine le temps de s’habiller.  Derrière les membres du comité de surveillance, je reconnus Antoine, le valet qui avait allumé le feu.

  • Je vous en prie, demandai-je à celui qui dirigeait l’arrestation, laissez ma mère et ma sœur. Elles ne sont coupables de rien, elles n’ont jamais quitté la France et mes domestiques non plus.
  • Le tribunal révolutionnaire est seul habilité à décider qui est innocent et qui est coupable, citoyen, me répondit le commissaire en charge de notre arrestation.

On me sépara de ma famille et je fus emmené dans une voiture entièrement fermée. Etonnamment, on ne me ligota pas, mais j’étais assis entre deux sans-culottes armés. 

Le trajet me parut relativement court, après avoir quitté l’avenue pavée du manoir, la voiture roula sur des routes creusées d’ornières et puis retrouva les rues pavées de ce qui devait être une ville d’après les bruits que je pus percevoir.  Toutes mes tentatives de dialogue avec mes gardiens s’opposèrent à leur mutisme.  Lorsque la voiture s’arrêta enfin,  dès que j’en fus sorti, je fus mené sous bonne escorte dans une cave éclairée par la seule lumière d’un soupirail.  La pièce était déjà occupée par plusieurs hommes, assis sur des bancs le long du mur. Certains lisaient, d’autres discutaient à voix basse entre eux.  A mon arrivée, deux d’entre eux se levèrent et vinrent à moi.

  • Mon Dieu, mon cher comte, ils vous ont arrêté aussi !

C’était une évidence, comme il était évident qu’ils me connaissaient aussi.  Mais je décidai de jouer le jeu.

  • Vous êtes là depuis longtemps, demandai-je un peu naïvement.
  • Mon cher, on voit que vous revenez de l’étranger, me répondit un des hommes du fond de la salle. Ils ne gardent aucun prisonnier très longtemps.  Aussitôt pris, aussitôt jugé, aussitôt condamné, tel est le sort des ennemis de la révolution que nous sommes.  Nous faisons partie du lot qui sera jugé ce soir par le tribunal révolutionnaire. Nobles et ayant émigrés, nous sommes coupables … au sens propre du terme.
  • Une justice prompte, dure et inflexible pour terroriser tous ceux qui oseraient s’opposer ou simplement nuancer l’idéal révolutionnaire, dis-je, je sais… Nous n’avons droit à aucune défense, et les jurés ont juste le choix entre l’acquittement et la mort.
  • En ce qui concerne l’acquittement, il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, ironisa une des personnes présentes.

Un gardien derrière la porte nous intima l’ordre de nous taire.  Les deux hommes qui m’avaient accueilli se rassirent et me firent une place à côté d’eux.  Je fus frappé par le calme qui régnait parmi les prisonniers.  Intérieurement, je n’en menais pas large.  Allais-je donc finir mes jours en pleine Terreur parce que j’avais voulu retrouver mes origines ? Tout cela était absurde. J’allais me réveiller c’est certain.  Mon compagnon se replongea dans son livre : Les pensées de Marc-Aurèle. “En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre, de respirer, d'être heureux.”  Après avoir aboli les privilèges de la noblesse et du clergé, la révolution dérivait gravement en abolissant le privilège de vivre à de nombreuses personnes accusées de n’avoir rien fait pour la révolution. 

Mon procès se déroula comme prévu le soir-même.   Et outre ma qualité de noble, le fait que j’avais émigré, on me condamna aussi pour les propos que j’avais tenus à ma famille et que le valet Antoine s’était empressé de rapporter.  On me demanda de dénoncer les complices avec qui je projetais de rendre la France à la monarchie après avoir éliminé les chefs de la révolution.   Je fus condamné à la décapitation le lendemain matin.  Ne risquant rien de plus grave, mon destin étant scellé, je me permis de crier : Toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran. J’ajoutai aussi  la citation de Simone Weil : Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu.  

La dernière nuit de ma vie fut calme.  N’ayant plus rien à espérer, ni rien à redouter, je pouvais dormir en paix.  Je retrouvai dans une poche le médaillon que m’avait donné Hortense, celui qui contenait les cheveux de mon fils mort. J’étais le dernier maillon de ma lignée puisque j’allais mourir et que mon fils unique était mort. Je ne pouvais donc avoir vécu au XXI siècle puisque j’étais mort au XVIIIe.  Je fus réveillé par un orage et je fus emmené avec mes compagnons d’infortune vers l’échafaud sous une pluie battante au son du tonnerre et dans la lueur des éclairs qui zébraient le ciel.   

Le lendemain, lorsqu’on me plaça sur la planche avant de la faire basculer sous le couperet, je sentis le médaillon contre mon cœur.  Les derniers bruits que j’entendis furent le sifflement de la lame ainsi que le tonnerre tandis que je me demandai ce qui m’attendrait après la mort.

Je me retrouvai soudain dans un univers où évoluaient des ombres bleues au milieu de lumières qui clignotaient et de signaux sonores.  On m’appelait  et quelqu’un me tenait par la main.

  • Réveillez-vous monsieur, ça va aller.

Je finis par réussir à ouvrir les yeux et je me rendis compte que j’étais dans une chambre d’hôpital ! Ainsi, le château, le tribunal révolutionnaire, la guillotine, tout cela n’était qu’un cauchemar.  Je me rappelai l’accident.  Je fus pris d’un fou-rire de soulagement, mais cela déclencha une violente douleur  au niveau du cou et le fou rire se transforma en une quinte de toux.

  • Calmez-vous monsieur, tout va bien. Vous avez eu un accident de voiture.  On vous a retrouvé inconscient et couvert de sang à plusieurs centaines de mètres de votre véhicule. 

Quelques heures plus tard, Catherine arriva.  Je fus heureux de pouvoir la serrer dans mes bras. 

Mais passées les premières émotions des retrouvailles, Catherine alors me demanda :

  • D’où tiens-tu cet objet ? On l’a retrouvé dans une poche de ta veste, je ne te l’avais jamais vu.

Et dans sa main,  elle tenait un médaillon.  C’était un joli médaillon d’ivoire au bord serti de perles minuscules, sur une face duquel était peint le visage d’une jolie jeune femme aux cheveux poudrés et ornés de roses. Une des perles était un peu plus grosse et servait de fermoir. En appuyant dessus, le médaillon s’ouvrit révélant des boucles brunes entrelacées avec des cheveux plus fins et blonds.  (Elide Montesi, 11 aout 2022)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


11/08/2022
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Le début d'une longue histoire

Au commencement,  il n’y avait rien.  Et je m’ennuyais à mourir … même s’il est difficile voire impossible de mourir lorsqu’on n’a pas d’existence définie.

Non, déjà parler d’un commencement évoque une limite dans le temps. Or,  ce dont je parle est un univers sans limites ni dans le temps ni dans l’espace.   L’éternité est un état indépendant du temps, qui n’a ni début ni fin. L’éternité n’a donc pas de commencement. Et l’espace qui me concerne est un espace sans limite, l’infini. 

Il n’y avait rien ? Mais il y avait Moi, et je ne peux pas dire que je ne suis rien puisque je suis l’infini et l’éternité. Le commencement sans commencement et la fin sans fin, le cercle parfait, le serpent qui se mord la queue, ce qui peut être un cercle vicieux ou un cercle vertueux.  Le tout, le rien, le vide et le plein, l’obscurité… mais l’obscurité ne se définit que par rapport à la lumière et dans le vide, il n’y a pas de lumière pas plus que d’obscurité.  

Toutes les philosophies se sont évertuées à essayer de comprendre cet état que je tente en vain de vous décrire car il est en fait indescriptible.  Plusieurs théories au fil des temps ont été imaginées pour tenter de comprendre le monde d’avant le monde.  Pour me comprendre Moi, alors que moi-même, l’intelligence suprême je ne me comprends pas.  Bon là, j’anticipe sur le cours des événements.

Et l’univers avant l’univers, c’est moi.  Et cette situation étant difficile à comprendre et à gérer pour moi aussi, un jour, tous les principes contraires que je représentais ont fini par se percuter.  J’ai explosé ou implosé comme vous préférez.  L’explosion c’est la transformation rapide d'une ou plusieurs matières en une autre matière ayant un volume plus grand (ce qui laisse entendre qu’il y aurait de l’espace en dehors de mon espace pourtant déjà infini) tandis que l’implosion suppose l’irruption très brutale d'un fluide, d'un gaz dans une enceinte dont la pression est beaucoup plus faible que la pression extérieure.  Et ça laisse entendre à nouveau qu’au-delà de mon espace infini, il y aurait un espace plus infini. Vous comprenez donc que tout cela me soit monté à la tête. Un jour ça a été Bang ! Un big bang ! 

Bref,  cet univers sans limites de temps ni d’espace un jour s’est transformé, simplement parce que je ne me comprenais plus moi-même.  Mon tout s’est fragmenté,  le vide n’était plus vide, le plein n’était plus complètement plein,  et même si  l’univers restait infini, une limite est apparue : il eut un avant et un après la transformation. Un présent et un passé, ce qui permettait enfin d’imaginer un futur.  De l’ennui d’une éternité incompréhensible, j’ai fait naître le temps  et mon espace infini et illimité s’est fragmenté en plusieurs petits espaces, des sphères, appelons-les les astres. Pourquoi des sphères ? Parce que ce sont des formes parfaites et  qu’étant la perfection même, je ne peux engendrer que la perfection.  

Et voilà donc mon univers remanié : des sphères froides et solides et des sphères de feu qui éclairent les  sphères solides et froides. J’ai inventé la lumière et le feu et structuré l’espace infini entre astres et vide intersidéral.  Des myriades de sphères, des zones lumineuses et des zones sombres. Un gigantesque billard dont j’envoie les boules se noyer dans des trous noirs.  Un spectacle fantastique qui m’a impressionné alors même que j’en suis pourtant le créateur.  Je joue aussi aux boules tamponneuses dont les collisions provoquent de nouvelles boules de feu dont les fragments partent dans tous les sens. Fragments qui vont percuter les sphères solides.  C’est amusant, au lieu de passer mon temps à contempler l’immense trou noir que constituait mon nombril, je peux désormais admirer  les amas stellaires de cet univers toujours infini mais éclairé.  C’en est fini de l’ennui, j’ai créé un univers de rêve.  Et petit à petit, par le jeu de ma volonté, j’organise toutes ces sphères en des univers totalement différents qui se font et se défont régulièrement. 

C’est en fini de l’ennui ! Et bien non ! Au bout d’un moment, il se réinstalle, car en créant cet univers de rêves,  je lui ai conféré ses propres règles dont je me rends compte qu’elles échappent finalement à mon pouvoir ! Lorsque je lance une boule dans l’espace intersidéral, elle suit une trajectoire dictée non par ma volonté mais par des règles de physique et de mathématiques qui se sont créées en même temps qu’elles. Et une fois ces règles maîtrisées, le jeu a tout de suite moins d’intérêt surtout lorsqu’on y joue seul !  C’est vrai que c’est bien, mais mon désir de changement est à la mesure de l’infini qui me définit.  Et cela ne m’a plus suffi.  Mon côté positif me disait de m’arrêter là, le mieux étant l’ennemi du bien. Mais mon côté négatif, celui toujours insatisfait,  me poussait à continuer à créer.  Car c’est bien l’insatisfaction qui motive à créer.  J’en suis la meilleure preuve,  si je m’étais satisfait d’être l’alpha et l’omega, le tout et le rien, le plein et le vide,  etç, vous tous ne seriez pas là en train de vous demander d’où vous venez, ni où vous allez sans savoir pourquoi ni comment. 

Dans mon nouvel univers, je contemple le mouvement des nébuleuses et celui des astres qui circulent sur des trajectoires réglées comme du papier à musique avec de temps en temps quelques altérations (une météorite qui se détache et va percuter une planète créant quelques jolis anneaux satellite, par exemple), la béatitude de la perfection. Mais il n’y a pas de situations plus désespérées que la plénitude, la béatitude, la perfection.  Si tout est parfait, il n’y a plus d’espoir possible puisque tout espoir vise un mieux. Mais heureusement, si la perfection engendre la satisfaction, la satisfaction génère l’ennui.   

Et c’est ainsi que j’ai été attiré par une planète dans une de ces nébuleuses, une petite planète d’apparence insignifiante, plus petite que les autres, qui comme les autres tournait sur elle-même tout en tournant autour de son soleil avec un tout petit satellite qui tournait autour d’elle. Le mouvement perpétuel de toutes les planètes sur leur trajectoire orbitale. Pourquoi celle-là a-t-elle attiré mon attention ?  Elle me semblait nimbée d’une atmosphère particulière qui explique le coup de foudre, le premier que j’ai échangé avec elle.   J’ai su que, grâce à elle, ma vie allait changer.  Entre elle et moi, désormais il y aurait une longue histoire.

 


02/09/2021
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La belle Italienne

Soudain, elle lui était apparue sous le soleil. 

Belle,  plus attirante, et même plus provocante encore que la première fois qu’il l’avait vue… et surtout seule ! Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontrée, elle était enfin seule ! Il ferma un instant les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, mais quand il les rouvrit, la belle était toujours là, attendant patiemment.

Depuis combien de temps déjà allait-il se promener dans ce quartier de la ville dans l’espoir de l’apercevoir pour  s’en mettre plein les yeux simplement en l’admirant de loin ?  La première fois que Valentin avait vu cette magnifique Italienne, elle attendait qu’on lui ouvrit de l’intérieur la grille d’une de ces maisons qui ressemblait à celles que l’on ne voit qu’au cinéma et que l’on ne met en vente que dans les magazines immobiliers de luxe.  Une maison dont le prix équivalait à plusieurs vies de travail pour son salaire…  Pas étonnant donc de l’avoir rencontrée là-bas. 

Valentin (Val pour les potes, c’était toujours mieux que ce prénom de Valentin qu’il jugeait un peu prétentieux, même si Val c’était plus pour les filles, mais il n’aimait plus le Tintin dont ses grands-parents l’affublaient, alors Val, c’était mieux que Valentin), Val donc  ne fréquentait pas ces quartiers habités par les VIP.  S’il y était allé, c’était parce que son employeur l’y avait envoyé effectuer une livraison en l’absence du livreur attitré pour ce secteur-là.   En arrivant dans cette banlieue de millionnaires, ce fut l’éblouissement. Valentin eut l’impression d’avoir atterri sur une autre galaxie. Tout était propre, beau et même la lumière du soleil était plus claire, plus nette, plus lumineuse. Le soleil brillerait-il donc autrement selon que l’on soit riche ou misérable ?   Rentré dans sa zone,  tout lui avait paru laid, terne, sale.  Il avait pris conscience soudain du sordide de son environnement habituel :  les poubelles qui débordaient, les  papiers sales et les canettes traînant sur les trottoirs, les traces de vomissures au pied des murs, les lampadaires cassés, l’odeur d’urine le long des murs sur lesquels s’étalaient des graffitis aussi laids qu’ immondes,  les SDF qui vivaient sous leurs cartons dans l’indifférence,  les voitures  déglinguées, les panneaux de signalisation tordus voire arrachés ...    

Cette beauté qu’il avait aperçue devant la barrière automatique aurait-elle été aussi irrésistible dans la grisaille et le décor misérable de son quotidien ?  Mais comment imaginer qu’elle pût débarquer un jour dans les rues pourries qu’il parcourait pour se rendre à son boulot minable ?  Elle n’imaginait peut-être même pas l’existence de cette banlieue sordide, se dit-il. Rien ne l’obligerait sûrement jamais à la traverser une seule fois, fut-ce en vitesse. Son vieux lui faisait fréquenter d’autres endroits.

Dans l’espoir de la revoir même de loin, Val était retourné plusieurs fois dans le haut de la ville, là où tout n’était que luxe, calme et volupté. La vision de ce quartier de riche lui avait remis en mémoire ce vers appris au temps où il fréquentait encore l’école à laquelle il n’accrochait pas. Un temps où il trouvait la poésie un art ridicule.  Il avait été étonné qu’un homme pût écrire de telles choses et il avait bien rigolé avec ses copains en apprenant que Baudelaire écrivait sous l’influence de la drogue.  Depuis lors, il avait décroché de l’école à cause de la dope justement. Mais ce n’était sûrement pas la même que celle consommée par ce Charles (il avait retenu le prénom, car c’était celui de son grand-père) Baudelaire.  La dope que lui fournissait son dealer habituel ne lui inspirait aucune poésie.  Valentin avait décroché de la drogue aussi, sauf de temps en temps, pour faire la fête entre copains au cours de rave party qui se terminaient par l’arrivée des keufs. Il était fier d’avoir su trouver un boulot. Pas bien payé, mais un boulot quand même. Il travaillait comme livreur de pizzas. « Y a pas de sot métier »  lui répétait sa grand-mère.  « Y a que des sottes gens » ajoutait son grand-père. « Des sottes gens qui critiquaient ce qu’ils croient être des sots métiers » se croyait-il obligé de préciser.  Mais maintenant, Val se demandait si son grand-père ne lui disait pas de cette manière qu’il ne devait pas se conduire sottement comme il le faisait en négligeant ses études.  « Y a que l’instruction qui te fait grimper à l’échelle, disait le grand-père, moi je n’en ai pas eu l’occasion, alors profites-en ». Valentin à ce moment-là haussait les épaules. Il devait bien y avoir d’autres moyens de gravir l’échelle sociale que de se farcir la tête avec les choses inutiles qu’on trouvait dans les livres.

S’il n’avait pas abandonné l’école, aurait-il fait partie de l’élite perchée sur la colline verdoyante qui surplombait la ville en lui tournant le dos ? se demandait Valentin. Si c’était le cas, il avait été bien bête de ne pas plus s’intéresser aux mathématiques, aux sciences, à la littérature. Mais il avait tout lâché, avait même décroché de l’enseignement technique et des formations professionnelles.  Les encouragements de ses grands-parents n’avaient servi de rien.  Un jour, sa grand-mère était tombée malade.  Et puis elle était partie vers cet ailleurs mystérieux qu’on appelle la mort, d’où l’on ne revient pas, et où se trouvait déjà la mère de Valentin. Son père peut-être aussi d’ailleurs, mais celui-là Valentin ne l’avait jamais connu.   La mort de sa grand-mère avait été le déclic pour Valentin qui avait alors  accepté des petits boulots merdiques pour montrer à son grand-père, l’unique parent qui lui restait, qu’il n’était pas trop sot. En livrant ses pizzas, il s’était rapproché de la colline. Mais certes pas comme il l’eut souhaité. 

Sur ces hauteurs verdoyantes s’étageaient ces villas modernes aux formes harmonieuses et géométriques dont les grandes baies vitrées donnaient sur des piscines avec vue panoramique sur la vallée.   Évidemment,  on n’apercevait pas de la rue ces fameuses piscines.  C’est un ami qui lui en avait parlé et il en avait vu les photos dans un des magazines que sa grand-mère rapportait de la salle d’attente du médecin qui lui avait proposé d’emporter chez elle les exemplaires qui lui plaisaient.  Ça ne lui coûtait pas grand-chose au toubib. C’était des magazines vieux de plusieurs mois, aux pages défraîchies et usées à force d’avoir été tournées par les patients avant d’entrer déballer toute leur souffrance dans le bureau du médecin qui n’avait sûrement ni le temps ni l’envie de lire les journaux que son épouse déposait dans sa salle d’attente. Sa grand-mère par contre  les dévorait d’un bout à l’autre avant d’en utiliser les pages pour emballer les épluchures de légumes ou pour les placer au fond du bac de la litière du chat. C’était plus facile pour nettoyer le récipient.  Le grand-père riait de voir le chat se soulager sur les photos des people et de leurs maisons luxueuses. Après la mort de la grand-mère, le chat avait quitté la maison. On ne le revit plus.  Valentin fut soulagé, il aimait leur chat, mais, pas plus que son grand-père, il n’aimait nettoyer les excréments de leur animal de compagnie.  Et le grand-père n’allait jamais chez le médecin.  Les magazines aux pages de papier glacé disparurent de leur appartement.

Les maisons sur la colline étaient cachées derrière des murs surmontés de hauts arbres, des grilles d’entrée qu’on n’ouvrait de l’extérieur qu’avec un code secret et un badge magnétique, des sonnettes qui activaient des caméras permettant aux habitants de décider s’ils ouvriraient ou pas.  Lui, on lui avait ouvert, mais on ne l’avait pas fait rentrer, il n’avait aperçu la maison et le jardin que par la grille entrouverte. Il n’en revenait pas que les bourges qui occupaient ces villas se fassent livrer des pizzas. Mais en voyant deux ados venir lui ouvrir la grille, il avait compris que c’était des jeunes qui faisaient sûrement une teuf en l’absence des parents et des domestiques. Ces mêmes jeunes friqués qui n’hésitaient pas d’ailleurs à venir s’encanailler en fréquentant les mêmes raves party que lui et ses potes, sans toutefois jamais se mêler à ses semblables.  Les huiles et l’eau, ça ne se mélange pas. Faciles à identifier les huiles d’ailleurs, rien qu’en regardant leurs fringues, leurs coiffures et les véhicules avec lesquels ils arrivaient.  Mais il n’y avait jamais vu celle qui lui réveillait des papillons de désir dans le ventre. Il s’en serait souvenu.  D’ailleurs, le vieux qui était toujours aux basques de la belle n’avait plus l’âge pour participer à des raves dans des hangars miteux.

Etre riche même quand on est vieux et moche, c’est quand même plus intéressant qu’être beau et  jeune, mais sans le sou. « C’est le cul et l’écu qui mènent le monde » aimait à répéter le grand-père de Valentin.    En repensant à la merveille, Valentin se disait qu’il ferait meilleure figure avec elle que le bellâtre à la chevelure argentée qui se pavanait à ses côtés dans un perfecto rouge et noir qui devait coûter la peau des fesses et les fesses en plus.  « Mon cul est pourtant plus beau que le sien et tous ses écus réunis ».Mais il devait bien reconnaître que les fesses du vieux bellâtre étaient moulées de manière plus séduisante que les siennes.   La jalousie le taraudait. D’un autre côté, Valentin imaginait la tête de ses potes s’il pouvait se montrer devant eux au moins une fois avec l’idole dont les courbes sensuelles hantaient son sommeil.

Il essaya bien de remplacer le livreur qui avait la colline des riches dans son secteur.  Son collègue, Julien,  lui reprocha de vouloir lui ôter les généreux pourboires qu’on lui donnait là-bas.  Pourboire ? Quel pourboire ? Il se rappela qu’on lui avait tendu quelques billets. Mais les pizzas avaient été commandées et payées directement online dans la journée.  Il les avait livrées aux clients et avait tourné le dos en refusant l’argent qu’on lui avait tendu : « C’est déjà payé », avait-il répondu avant de partir. L’autre ado n’avait pas insisté. Il avait dû se dire qu’il était tombé sur un livreur de pizza complètement con. « Une prochaine fois, je ne serai pas aussi bête, se dit Valentin », mais quelle prochaine fois ?   Il n’aurait sûrement plus avant longtemps  l’occasion d’aller y faire une livraison.

Mais cela ne l’empêchait pas de retourner régulièrement sur la colline.  Personne n’y circulait jamais à pied et aucune voiture n’était jamais garée sous les arbres bordant la rue qui serpentait entre les villas de luxe.   Val avait pris le vieux vélo de son grand-père pour s’y rendre sans se faire remarquer. Il s’y savait pourtant suivi par le regard des caméras, à peine camouflées par les arbres, placées au-dessus de tous les portails d’entrée de ces villas de luxe protégées comme des forteresses du Moyen-Age.  Il imaginait les agents de sécurité en train de surveiller la rue derrière leurs écrans, comme dans les films de l’inspecteur Colombo que son grand-père adorait regarder. Pourtant, il n’y avait jamais d’action ni de suspens dans ces films où un inspecteur à l’imperméable fripé finissait par arrêter le meurtrier sans jamais utiliser son arme. C’était nul, même si son grand-père lui disait qu’il n’y connaissait rien.  Sauf que les mauvais étaient toujours des riches, ça change des préjugés ordinaires, disait son grand-père. Et puis c’était bien que le spectateur puisse avoir une longueur d’avance sur le policier dans le film. Et puis fiston n’oublie pas qu’on ne doit pas juger les gens sur leur apparence : Colombo il joue toujours les naïfs et les cons, et les coupables ne se méfient pas et ils tombent dans son piège. Et l’imperméable fripé de l’inspecteur pouvait rencontrer les belles aux courbes sensuelles qui faisaient le bonheur des vieux friqués aux fesses moulées dans des jeans hors de prix.

Valentin enfourchait donc son vieux vélo et montait aussi souvent qu’il le pouvait dans ce quartier résidentiel. Et voilà enfin, il apercevait la belle qui l’empêchait de dormir et le faisait rêver les yeux ouverts. Seule devant la grille ouverte ! Mais que faisait-elle donc là, pourquoi n’était-elle pas entrée avec son vieux bellâtre ? 

Mais l’important n’était-ce pas de la rencontrer seule ? Val abandonna son vélo et s’approcha…

Il n’en revint pas de la simplicité avec laquelle cette rencontre s’était passée et la facilité avec laquelle ils partirent ensemble.

Il savait qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ! Il pouvait enfin caresser ses courbes moelleuses, s’enfoncer dans son corps de rêve et le faire vibrer ! Elle répondait à tout ce qu’il lui demandait !  Ils consommèrent leur union dans ce décor idyllique : le ciel si bleu au-dessus de la mer scintillante et les parfums de la colline loin au-dessus des bas-fonds de la ville. Elle l’emmena vers  l’extase, il se sentit envoler vers le paradis et ils se confondirent dans l’éblouissement d’une explosion de plaisir.

« Alors, vous l’avez retrouvée ? »

« Oui, monsieur, mais malheureusement, ils se sont écrasés au pied de la falaise »

« Ce n’est pas possible ! Je l’avais laissée devant la grille le temps d’aller rechercher mon téléphone et il a fallu que la caméra de surveillance soit en panne à ce moment-là ! Une telle merveille, que j’entretenais depuis au moins vingt ans. Je l’avais ramenée d’Italie. »

«Vous avez commis l’erreur de laisser les clefs sur le contact, ça a suffi pour que ce jeune délinquant l’emmène pendant votre courte absence. Vos voisins m’ont dit l’avoir vu rôder plusieurs fois dans votre quartier. Une belle Italienne, ça fait forcément envie ! »

 

 

 


29/08/2021
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